La bibliothèque dans la Ville - un outil de politique publique : BiB92 et FNCC le 7 octobre 2010

BiB92

 

et

 

Fédération Nationale des Collectivités Territoriales pour la Culture

 

 

 

SEMINAIRE

 

7 octobre 2010

 

 

 

La bibliothèque dans la ville : un outil de politique publique

 

 

 

 

Extraits de l’intervention de Thierry  Giappiconi,
conservateur de la bibliothèque municipale de Fresnes

 

Le 7 octobre 2010, l’association BiB 92 et la FNCC organisaient à Sceaux un journée de séminaire sur le thème « La place des bibliothèques dans la ville, leur rôle en tant qu’outil des politiques publiques ». Alain Rouxel, co-président de la commission Livre et lecture publique de la FNCC à ouvert les travaux en indiquant combien, dans un contexte riche de questionnements et lourd d’incertitudes, « la question de la lecture publique touche la société toute entière et ne peut qu’intéresser les élus », lesquels, dès lors, ne peuvent que souhaiter « et de plus en plus, conduire des réflexions entre élus, directeurs de l’action culturelle ou autres professionnels de la culture et bibliothécaires, sur le plan local bien sûr, mais également plus collectivement ». Un vœu dont Thierry Giappiconi a montré, dans sa brillante intervention inaugurale, qu’il était largement réciproque. Principaux extraits d’une réflexion portant sur la fonction politique des bibliothèques.

 


 

I - Le contexte : le relativisme culturel

 

La question des bibliothèques ne peut  être décidée ni uniquement par une corporation, voire par un ministère, ni indépendamment de ceux qui détiennent la responsabilité dans les collectivités locales, c’est-à-dire les élus, puisque ce sont elles qui définissent leurs politiques en toute autonomie.

 

Tout d’abord un extrait d’un discours du ministère de la Culture, daté de 2007. « La conquête volontariste de nouveaux publics aux attentes les plus variées – que traduisent notamment la présence systématique de sections pour enfants, les partenariats sans cesse plus nombreux avec d’autres institutions visant à desservir des catégories d’usagers spécifiques (en milieu scolaire, hospitalier ou carcéral), la multiplication des annexes dans les quartiers urbains, l’attention portée aux personnes handicapées – témoignent que les bibliothèques municipales participent à la lutte contre l’exclusion. Un peu plus de 17,4% de la population desservie est inscrite et emprunteuse (5 à 6 millions) ;  plus de 165 millions d’imprimés ont été enregistrés en 2004. »

 

Voilà un bilan totalement euphorique. La réalité est un peu différente. En 2007, le pourcentage d’inscrits aux bibliothèques serait de 18,49% de la population. En réalité, il s’agit de 18,49% de la population des collectivités locales dont les bibliothèques ont rendu un rapport à la Direction du livre et de la lecture et non une proportion par rapport à la totalité de la population française. Un rapide calcule montre qu’il y a quelques années, la fréquentation globale était de 11 à 12% (selon la définition d’usager inscrit - norme ISO 2789).

 

 

Fréquentation et horaires d’ouverture et finalité des bibliothèques. La France détient ici un record mondial... Personne n’est capable d’égaler notre performance en matière de non ouverture des bibliothèques ! Cela étant, la moyenne des heures d’ouverture hebdomadaire progresse avec régularité, mais légèrement, depuis 2003, pour atteindre 19h57 en 2007. Une bibliothèque est conçue pour s’adresser non pas d’abord aux bibliothécaires mais aux usagers, ce qui suppose de l’ouvrir. Plutôt que de focaliser sur des débats comme l’ouverture le dimanche (possibilité plus ou moins appropriée selon les situations), pourquoi ne pas s’interroger sur l’ouverture tout court des bibliothèques ?

 

 

Prévenir l’illettrisme ou proposer des jeux ? Un rapport récent de la bibliothèque du Centre Pompidou sur les 11/18 ans et les bibliothèques municipales – rédigé par des sociologues et consultants dont on ne peut pas douter de la compétence scientifique – avance un certain nombre de recommandations : pour faire venir les 11/18 ans, il conviendrait d’acheter leurs périodiques, leurs disques, leurs jeux, de leur offrir une consultation libre à Internet, etc., parce qu’une écrasante majorité de jeunes fait un usage quotidien de ces contenus numériques à domicile... Ils préconisent également d’accepter ce qu’ils appellent les ‘‘usages détournés’’ de la bibliothèque : retrouver ses amis, travailler ensemble, discuter sur place sans utiliser les ressources de la bibliothèque ; ces usages sont, selon eux, aussi légitimes et souhaitables que l'emprunt de livres...

 

C’est là une vision et un discours particulièrement contre-productifs. Quel est ici le premier problème posé ? Dans le cas de la lectures des jeunes, ne s’agit-il pas de prévenir illettrisme, de promouvoir l’acquisition de vocabulaire, de l’orthographe, d’éléments permettant de se situer dans le temps, dans l’espace, de s’ouvrir à des problématiques humaines, etc. ? La venue des jeunes est-elle une finalité en elle-même ou un moyen de leur apporter quelque chose, pour eux-mêmes et pour la collectivité ?

 

Regardons l’histoire et le passage du terme de bibliothèque à celui de médiathèque. Quand on a créé les bibliothèques publiques – c’était alors, dans les années 20/30, dans le cadre de ce qu’on appelait l’éducation populaire –, l’idée était de faire en sorte que des populations qui n’avaient pas forcément une formation très élaborée puissent avoir accès, par une action publique, à des connaissances. Cette notion a d’ailleurs survécu jusque dans les années 50/60 –, par exemple avec la bibliothèque de Renault qui apportait des ouvrages de poésie, de technique, d’économie à la sortie des ateliers, avec la volonté de développer la connaissance.

 

Supports ou contenus ? Puis on a développé le terme de médiathèque, pour porter l’idée que, dans les bibliothèques, il n’y a pas que des livres. Derrière ce changement de nom qui était l’expression d’un volontarisme pour diversifier les supports, on est passé insensiblement à une vision pour laquelle les supports et leur diversité priment sur le contenu. A l’époque, il y avait une sorte de valeur au nombre et à la diversité des supports, non à la qualité du fonds... Aujourd’hui, il pourtant est devenu évident que l’objectif est d’atteindre un niveau de représentation d’un niveau de connaissance et non d’offrir une diversité pour elle-même. Une bibliothèque n’est pas une FNAC.

 

Lieu d’acquisition de connaissance ou ‘‘usageothèque’’ ? Après, avec le rapport Pingaux, dans les années 80, on a commencé à pointer la primauté du lieu sur le contenu. Et actuellement on en arrive à des choses aussi indifférenciées que ‘‘lieu de vie’’, ‘‘troisième lieu’’ – quelque chose comme un ‘‘usageothèque’’... Allons nous pour autant dans le sens du progrès ?

 

Cette ‘‘évolution’’ procède d’une idéologie de relativisme culturel et de la connaissance, laquelle entre en contradiction à la fois avec le principe de la démocratisation de la connaissance et avec celui de la lutte contre les prédestinations culturelles et sociales. Or, une telle volonté de déterminer des politiques publiques à partir de pratiques culturelles, d’ajuster l’offre à la demande et non d’en définir la finalité, s’oppose à la notion même d’action publique – qui est volonté de changement social – en développant une approche de la société  privilégiant la communauté et le groupe en lieu et place des choix individuels. Quand on sait les problèmes auxquels nous sommes confrontés, notamment l’intégration, il importe d’être conscient des conséquences sociales et politiques de cette dérive.

 

 

 

II - Qu’est-ce qu’une bibliothèque ?

 

C’est une organisation de services qui propose 1/ une offre documentaire, 2/ une offre d’installation et 3/ une offre de services. Dans ce cadre, le bibliothécaire assume un rôle de médiation du public vers la connaissance et les ressources de la bibliothèque. Ces trois composantes sont dédiées à des fins de service public : lesquelles ?

 

L’action publique se détermine au départ à partir de l’identification d’un certain nombre d’enjeux pour lesquels on va mettre en œuvre des actions afin obtenir des effets qui vont améliorer la situation de départ. Toute la difficulté tient à la pertinence du lien entre les enjeux et la définition des objectifs. Par exemple, si le problème identifié est celui de la lecture des jeunes de 11 à 18 ans, l’objectif sera certes de les faire venir à la bibliothèque mais pour qu’ils lisent autre chose que ce qu’ils lisent habituellement. Sans contester l’utilité des centres socioculturels, il serait dommageable de transformer les bibliothèques en  centres socioculturels ou espaces multimédia, car qui alors jouera le rôle qui est le leur, celui de répondre à des enjeux essentiels en matière à la fois de société et d’égalité des chances ?

 

La bibliothèque n’a pas seulement à répondre à des demandes (exprimées ou non) mais à des besoins devant être satisfaits au regard des politiques publiques. C’est ce projet politique qui donne des repères, y compris pour le choix des collections : faut-il choisir un ouvrage de désinformation médical très demandé ou des documents de réelle information ? L’argent public peut servir à faire une chose et son contraire... Il revient donc à la politique de définir le champ des demandes légitimes. Ce n’est qu’ainsi que pourra être affirmée l’absolue nécessité du projet de la bibliothèque qui est de répondre à des besoins de la collectivités : problèmes sociaux, échecs scolaires, marginalisation, chômage... Et ce n’est qu’ainsi que ce projet sera compris et partagé par les professionnels et les élus.

 

 

Culture ou connaissance ? Il y a un système de représentation qui entrave l’identification du projet. On a tendance à dire : les bibliothèques, c’est la culture. Donc on essayera de lui trouver ce qu’il faut pour qu’elle entre dans le périmètre de l’action du ministère de la Culture. Or la distinction entre politiques culturelles et politiques d’éducation ou d’instruction publique n’existe que depuis la création du ministère de la Culture. Personne avant n’avait eu l’idée d’opposer culture et éducation. On est là encore dans le prisme du  relativisme culturel mais aussi dans un contresens territorial. Ce qui, en effet, fait tout l’intérêt de la fonction territoriale est qu’à la différence de ce qui se passe dans les ministères, on est dans l’interaction, dans la coopération entre les services. Aucune mairie censée ne va essayer de cloisonner son action entre culture et éducation...

 

Autre frein idéologique : longtemps la bibliothèque a été considérée comme une ‘‘contre-école’’. L’école était perçue comme méchante et contraignante alors que la bibliothèque représentait le plaisir, quelque chose d’un peu libertaire, d’un peu peace and love. Ces modes de représentation ont certes vieillis, mais ils restent à la base d’un certain nombre d’idées qu’on ne révise jamais.

 

L’information a une fonction sociale stratégique : intelligence économique, compétence technique, compréhension des enjeux et des opportunités, capacité d’innovation, potentialités concurrentielles... Il faut donc développer des élites. Ici, la fréquente critique d’être élitiste, pour une bibliothèque, est terrible. Quand donc le projet de développer des élites a-t-il été considéré comme négatif ? Le problème n’est pas l’élite mais l’égalité d’accès à cette élite, l’égalité des chances : accès à la formation, à l’emploi, à l’ascension sociale. Il s’agit de la cohésion sociale. Et moins il y aura de gens marginalisés, moins ça coûtera cher au bureau d’aide sociale de la mairie. Cela concerne aussi la qualité des pratiques, la dialectique entre amateurs et professionnels ainsi que le développement du livre, de l’édition, etc. Il y a donc aussi des enjeux économiques.

 

 

De l’accès à la connaissance à la médiation vers la connaissance. La bibliothèque a été conçue à l’origine pour conserver et rendre disponible la connaissance. L'objet livre permettait de contenir le savoir. Avec Internet – la possibilité d’un accès à la connaissance presque infini –, ce rôle de communication et d’accès à la connaissance évolue. 

 

Auparavant, la vie de bibliothécaire était simple. Les gens disaient : je voudrais tel livre ; l’avez-vous ? Le bibliothécaire trouvait le titre et en donnait la cote. Aujourd’hui, les choses sont un peu plus compliquées. Les gens disent maintenant : je ne sais pas exactement ce que je cherche, pourriez-vous m’aider... Pensez à la problématique des collégiens, lycéens et étudiants qui vont sur Internet, posent une question, accèdent à 3 500 pages, regardent les quatre premières et font un copier-coller... Qui est capable d’évaluer la qualité de la réponse donnée, par exemple, sur Wikipedia ? Et s’il y a une bibliographie, qui est en mesure d’en juger  la pertinence ? Confrontée au rôle de médiateur, la fonction du bibliothécaire devient de plus en plus intellectuelle. Il doit être capable de maîtriser suffisamment les ressources documentaires pour pouvoir s’en faire l’interprète par rapport à l’identification des besoins de la population, de comprendre la question posée par l’usager et, derrière elle, d’identifier le besoin qui est exprimé afin de pouvoir y répondre de la manière la plus satisfaisante possible. Dans la mesure où tout le monde n’est pas égal devant l’information, la fonction de bibliothécaire se fait de plus en plus essentielle, précisément parce que l’accès à trop d’information tue l’information.

 

 

La formation continue des bibliothécaires... On n’acquiert plus aujourd’hui une formation initiale complète qu’il suffira après d’améliorer à la marge. Aujourd’hui s’impose un processus continu, notamment dans le domaine de la formation professionnelle, laquelle doit se renouveler constamment. Dans ce métier, rien de ce qu’on fait aujourd’hui ne correspond à ce qu’on a appris il y a un certain nombre d’années. La formation continue est un secteur en pleine croissance. Nous avons eu 10,8 millions de stagiaires en 2006, avec une croissance de 7%. La formation destinée aux bac +2 et plus a représentée 12% des prestations. Les dix spécialités de formation les plus suivies se situent essentiellement dans le domaine des services (droit, marketing, etc.), des formations générales ou ayant trait au développement des capacités personnelles.

 

Quelques réalités sociales : 8% des jeunes quittent chaque année l’école sans qualification, 60% des collégiens et 80% des lycéens ne peuvent pas être aidés par leurs parents. Par ailleurs, 90% des enfants de cadres atteignent le niveau bac contre 51% des enfants d’ouvriers. A quoi il faut ajouter un autre mode de ségrégation encore plus important, celle par le sexe : les femmes réussissent généralement beaucoup mieux à l’école, ce qu’on retrouve dans les statistiques de bibliothèques.

 

… pour pouvoir aider les étudiants. Ceci encore : le bac 2009 a connu un  taux de réussite magnifique, quasiment soviétique : 86%, soit 66,4% d’une classe d’âge – ils étaient 25% il y a trente ans... Donc tout le discours qui consiste à dire que les étudiants qui s’emparent des bibliothèques publiques pour réussir leurs études chassent le vrai public est une aberration ! Car le vrai public, c’est précisément la jeunesse, laquelle est engagée à plus de 67% dans  des études post-baccalauréat. Si on chassait les étudiants de la bibliothèque publique sous prétexte que ce n’est pas son rôle que de les aider dans leurs études, on chasserait quasiment toute la jeunesse de la ville qui s’en sert précisément pour ce à quoi elle peut être utile.

 

Enfin le taux d’échec de ces étudiants est de près de la moitié... Il y a donc là réel un enjeu de politique publique. Comment faire ? En tant que directeur de bibliothèque par rapport à mes élus, il est de mon devoir de leur dire qu’il y a un problème avec une partie de la jeunesse de la ville et qu’il faut voir ce que, en tant que bibliothèque, nous pouvons faire : nos installations, nos salles de travail, nos collections, nos fonctions de médiation peuvent avoir un rôle que nous devons remplir. Sans compter qu’on assiste au développement de l’illettrisme et l’absence de connaissance de base à l’entrée dans les universités.

 

 

 

III – Bibliothèque et politique

 

Intérêt général : connaissance... Eugène Morel, l’un des théoriciens en France des bibliothèques, a cette formule très belle et très actuelle :

 

« L’école s’est parfois trompée. Soit par misère, maladie de jeunesse, éloignement des centres, inaptitude aux formules de l’enseignement, erreur des maîtres, erreur des élèves ou des parents..., tous n’ont pas profité de l’école. Les bibliothèques réparent. » On retrouve cette notion d’école de la deuxième chance qui est à la source de la formation continue et notamment de celle des fonctionnaires territoriaux que sont les bibliothécaires.

 

A l’origine, l’accès à la connaissance a été considéré comme relevant de l’intérêt public. Au 18siècle, une théorie était développée selon laquelle le gouvernement devait être conduit par la Raison. Puis Rousseau et d’autres développèrent l’idée que le Gouvernement devait être dirigé par le peuple. « Il faut rendre la raison populaire », conclura Condorcet dont les trois Mémoires sur l’éducation restent d’une brûlante actualité. Sa question est la suivante : quelles sont les connaissances élémentaires pour qu’aucun citoyen ne soit totalement dépendant d’un autre ? Lire, écrire, compter est indispensable.

 

… et culture. Le troisième homme est Jean Jaurès. Il résume le modèle républicain et lui donne une dimension sociale en développant l’idée, très liée à la notion même de liberté individuelle, que la culture aussi est  un moyen de s’émanciper de l’aliénation du travail. Extrait d’un discours prononcé devant les élèves du Grand lycée, en 1892 :

 

« Il faut que vous appreniez à dire ‘‘moi’’, moins par la témérité de la discipline et de l’orgueil mais par la force de la vie intérieure. Il faut que, par un surcroît d’effort et par l’exaltation de toutes vos passions nobles, vous amassiez en votre âme des trésors inviolables. Il faut que vous vous arrachiez parfois à tous les soucis extérieurs, à toutes les nécessités extérieures, aux examens de métiers, à la société elle-même pour retrouver en profondeur la pleine solitude et la pleine liberté. Il faut, lorsque vous lisiez les plus belles pages des grands écrivains, les plus beaux vers des grands poètes que leur musique divine soit en vous, qu’elle soit vous-mêmes et qu’à travers la société quelle qu’elle soit vous portiez toujours en vous l’accompagnement sublime des chants immortels. Alors, jeunes gens, vous serez au-dessus de toutes les nécessités, de toutes les fatalités de la société elle-même en ce qu’elle aura toujours de matériel et de brutal. Alors, dans les institutions extérieures, en quelque manière que l’avenir les transforme, vous ferez passer la liberté et la fierté de vos âmes et de quelque façon qu’elle soit aménagée, vous ferez jaillir en vous dans la vielle forêt humaine l’immortelle fraîcheur des sources. »

 

Jaurès lance ici un appel au partage des âmes qui s’exprime par la connaissance et la capacité à s’extraire du groupe et de la communauté, à  déjouer la prédestination sociale, c’est-à-dire s’affirmer pour être soi-même et, en même temps, pour être un citoyen.

 

Quand on parle de culture, il faut s’entendre sur le mot, car on peut l’entendre selon deux acceptions totalement différentes. En ce qui concerne l’éducation, cela peut être conçu comme l’action d’apprendre ce qu’il est utile ou indispensable de savoir – instruction, formation générale ou professionnelle. Ou bien, au sens propre du mot, mise en œuvre des moyens propres à assurer la formation et le développement de l’être humain. On façonne les plantes par les cultures, les hommes par l’éducation. La problématique est donc soit de façonner les hommes, soit de développer les savoirs. Selon la conception retenue, une politique culturelle n’aura pas le même sens.

 

De là cette exigence : il faut d’abord bien savoir à quels problèmes de société on veut répondre. Il doit y avoir une réflexion en amont et après, par un débat entre les élus et les bibliothécaires, voir sur quel type de culture on fera faire porter l’effort. On peut répondre : les deux, mais ce n’est pas toujours facile et cela coûte très cher, surtout dans le même espace. Faire un club de jeunes laissés à eux-mêmes avec un animateur socio-culturel dans une salle et faire travailler à côté des gens, cela pose des problèmes de difficiles problèmes de coexistence. Pourquoi pas si on en a les moyens (et sans doute la réflexion sera différente dans une petite collectivité que dans une grande ville : la spécialisation peut prendre des formes très variées en fonction des situations locales). Il ne s’agit pas donner un modèle pré-contraint des bibliothèques mais juste dire qu’il y a des questions qui doivent être posées, des choix à faire et des enjeux importants à l’arrière-plan de ces questions et de ces choix.

 

 

Fresnes, un exemple de dialogue entre les élus et la bibliothèque. Je voudrais proposer une façon d’aborder les choses. Une bibliothèque, des collections, des services, des fonctions de médiation, etc. Pourquoi ? A quelle visée de changement social ? Comment allons-nous définir explicitement la mission et les objectifs de la bibliothèque ? Pour qui ? A Fresnes, nous avons repris en rouge le programme municipal tel que l’ont construit les élus. Puis nous avons mis en regard un certain nombre d’action que nous menons qui sont en relation avec ce programme de manière à pouvoir nourrir le dialogue avec les élus en disant et montrant que nous sommes au service des politiques publiques locales.

 

Par exemple nous avons eu l’idée d’ouvrir la bibliothèque exceptionnellement pendant toute la période de préparation des examens. D’où une note au conseil municipal, chiffrée pour ce qui est des heures supplémentaires. Et cela a été un effort énorme et un succès total. Des entreprises locales nous ont fourni du thé, des biscuits et de l’eau minérale. Une ambiance s’est créée... Nous avons réussi à inverser le rapport traditionnel à l’intérieur des bibliothèques : travailler à la bibliothèque et préparer des examens étaient devenus des valeurs, générant une sorte d’émulation entre les jeunes. Et quand, contrairement aux horaires habituels, on a décidé d’ouvrir un vendredi, il y a eu une sorte d’ovation des bibliothécaires...

 

Et les élus, au-delà du seul domaine de la culture, ont compris le rôle et la fonction sociale des bibliothèques. Depuis, nous n’entendons plus le type de discours suivant : « on a assez fait pour la culture, maintenant on va s’occuper du social ». Ils ont compris que la bibliothèque est aussi un service social. Par ailleurs, le maire a été très sensible aux très nombreux retours des jeunes et de familles.

 

 

La nécessaire transversalité. Si on veut arriver à mener une vraie réflexion aujourd’hui sur ce que doivent être les bibliothèques – si les collectivités locales veulent vraiment se réapproprier leurs bibliothèques, pourrait-on dire –, il faudrait lancer un véritable dialogue entre les bibliothécaires et les élus pour savoir exactement quelle va être la place de cet équipement au sein de la collectivité. Mais sans préjugé. Dans les mairies sont réparties les délégations des élus ou de celle des services, par exemple une direction générale de la culture qui se dote après d’un directeur des affaires culturelles. Tout naturellement, par cette structure même, les directeurs de services auront tendance à voir d’un mauvais œil un service qui travaille avec d’autres... Même chose pour les élus : le maire adjoint à la culture aura tendance à ce que les choses restent dans son domaine. Après, des enjeux de pouvoir se créeront à l’intérieur de la mairie, empêchant de travailler de manière transversale. Or l’efficacité et la logique c’est comment chacun, dans son domaine propre, va concourir au succès de politiques publiques locales qui, par nature, sont imbriquées. Tous les services de la mairie ainsi que ses partenaires sont les partenaires de la bibliothèque, même s’ils ne figurent pas au titre de la catégorie culturelle. Nos principaux partenaires sont les écoles et non les compagnies de danse.

 

Pour conclure. J’ai longtemps cherché quel était l’objectif du développement des bibliothèques depuis les années 70. Cet objectif, c’est… le développement de bibliothèques. L’objectif de l’informatisation des bibliothèques, c’est... l’informatisation des bibliothèques. Aujourd’hui, l’objectif de la numérisation, c’est... la numérisation. On arrive à des situations aberrantes. On confond la fin avec les moyens.

 

La réussite d’un projet pour les bibliothèques dépend d'objectifs culturels et sociaux clairement identifiés, associés aux enjeux des politiques publiques locales, compris et partagé par les élus, les personnels et les partenaires.

 

Compte-rendu établi par Vincent Rouillon

 

 

 

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Paroles d’élus

 

Simone Faulhaber, représentant de la ville de Viroflay.

 

« Les élus ne sont pas des professionnels. Ils ont une volonté, un désir d’aboutir à un équipement répondant aux attentes de la population, mais la présence du professionnel à leurs côtés, et aussi tôt que possible, s’avère indispensable.

 

Quand on construit ou réaménage une bibliothèque s’impose notamment un recrutement d’agents. Là encore, c’est le directeur qui peut prévoir quel est le personnel dont il aura besoin et à quel moment il faut le recruter afin de pouvoir former le plus tôt possible une harmonie équipe.

 

A ce moment-là aussi, le professionnel et l’élu s’épaulent. La bibliothèque n’est pas qu’un bâtiment mais un espace qui va prendre une grande dimension dans la vie de la ville. C’est l’espace du livre mais aussi un espace de vie, de rencontre, d’équilibre, ce qui n’est pas toujours clairement perçu par les autres élus.

 

L’élu seul peut transmettre à ses collègues un certain nombre de remarques qui ne sont pas évidentes et vraiment expliquer ce qu’est le métier de bibliothécaire, l’importance de son travail de médiation, car certains pensent que c’est à la portée de tous. »

 

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Stéphane Decreps, maire adjoint à la culture à Levallois.

 

« L’intervention de Thierry Giappiconi a parfaitement illustré quelque chose qui est au cœur de notre civilisation, de notre culture : la liberté, la liberté de penser. De ce point de vue, la bibliothèque est un diffuseur de la pensée essentiel. Elle doit stimuler l’esprit critique au-delà du fait que les supports évoluent. Le cœur de la mission des bibliothécaires, c’est de stimuler l’esprit critique, d’aider les gens à vivre des expériences intellectuelles. C’est ma première conviction.

 

Deuxième conviction : aujourd’hui nous avons un vrai problème qui n’est plus tant celui de l’accès au savoir que celui de l’hyper-information. On doit aider la population, non en décidant ce qui est bien et ce qui ne l’est pas, mais en apportant une méthodologie pour décrypter le bon grain de l’ivraie. Cela aussi est au cœur du rôle des bibliothèques.

 

Troisième conviction, qui est plutôt un constat : la bibliothèque est le seul service public culturel que nous puissions offrir de manière illimitée. Un conservatoire, par exemple, a 1 800 places, comme à Levallois. Et après c’est terminé. De ce fait, la bibliothèque doit être placée au cœur de la stratégie culturelle d’une ville.

 

Ma quatrième conviction concerne le défi du numérique. Certains discours présentent le numérique comme un danger pour les bibliothèques... Je suis persuadé du contraire. Il faut s’approprier le numérique et créer un outil pour aider nos concitoyens à trouver une méthodologie et stimuler l’esprit critique, objectifs pour lesquels Internet, bien utilisé par des gens compétents et cultivés, peut être un formidable outil. Ce qui a des conséquences non négligeable sur à la fois la conception des bâtiments mais aussi sur le rôle et la mission des bibliothécaires. »



2e partie : après-midi

 

Nicolas Georges, directeur adjoint chargé de du Livre et de la lecture
 à la Direction générale des médias et Industries culturelles au ministère de la Culture

 

Bénédicte Dumeige, consultante en stratégie culturelle

 

 

 

Nicolas Georges. C’est pour moi une journée très territoriale dans son organisation puisque nous avions ce matin même, au ministère de la Culture, la réunion trimestrielle des directions régionales des affaires culturelles lesquelles sont nos interlocuteurs premiers en termes de mise en œuvre des politiques publiques. C’était une réunion importante puisque notre secrétariat général et le cabinet y faisaient l’annonce des crédits affectés aux DRAC. Pour le livre, c’est plutôt satisfaisant : un budget un peu serré, comme celui de l’Etat, mais qui nous permet de maintenir l’intégralité de notre engagement vis-à-vis des collectivités territoriales aussi bien pour le ministère de la Culture que pour celui de l’Intérieur, car c’est là qu’est placé l’essentiel de nos crédits d’intervention à travers la dotation globale de décentralisation (DGD). Une dotation qui, si elle n’est pas sanctuarisée, est maintenue à une hauteur très confortable quand on voit les perspectives du budget de l’Etat en ce moment.

 

Mon propos sera assez général, de manière à lancer le débat et un certain nombre de pistes de réflexion.

 

Je suis particulièrement heureux d’être sollicité sur un sujet qui me tient particulièrement à cœur et qui tient à cœur également au ministre : « la bibliothèque dans la ville, un outil de politique publique », un thème qui rejoint pleinement notre réflexion et nos travaux pour construire des bibliothèques, lieux et liens de vie, d’information et de culture, qu’il s’agisse de bibliothèques universitaires (ne les oublions pas car elles sont vraiment inscrites sur les territoires, et la réflexion quant au lien entre bibliothèques municipales et bibliothèques universitaires fait partie de nos grandes interrogation du moment) ou des bibliothèques des différentes collectivités territoriales.

 

En effet, à la faveur de la loi relative aux libertés et aux responsabilités des universités du 10 août 2007, les bibliothèques universitaires et les bibliothèques municipales partagent le même souci de construire une politique adaptée. Vous connaissez également la volonté du ministre de la Culture de favoriser l’accès au livre et à la lecture pour chacun. Il a exprimé cette priorité dans ce qui constitue aujourd’hui notre feuille de route en la matière : ses 14 propositions pour le développement de la lecture, datées de mars dernier.

 

Cette interrogation sur la place de la bibliothèque dans la ville nous est commune puisque depuis 25 ans nous nous concertons pour construire ensemble des bibliothèques grâce à cet outil irremplaçable qu’est la part bibliothèque de la dotation globale de décentralisation. C’est ainsi que 2,5 millions de mètres carrés ont vus le jour depuis 25 à 30 ans. La France a désormais très largement rattrapé le retard qu’elle avait par rapport à ses principaux voisins européens. Aujourd’hui encore, plus de 100 établissements ouvrent chaque année. De ce point de vue nous n’avons plus à rougir : notre politique a fait du réseau des bibliothèques territoriales le premier réseau de diffusion culturelle dans ce pays.

 

En 2010, nous avons réformé l’usage du concours particulier de la DGD, avec une enveloppe de crédits quasiment sanctuarisée de plus de 80M€ pour mieux nous adapter à vos besoins en matière d’accessibilité et de service numérique – ce qui est la grande nouveauté de l’utilisation de cet outil.

 

Depuis quelques années, nos échanges sont réguliers et fructueux à plusieurs niveaux, d’une part par la réactivation du CCTDC et, d’autre part, par la collaboration de mes services avec votre Centre de formation, sur le sujet des constructions de bibliothèques (en 2009), la lecture des adolescents (en décembre 2010), Premières pages (en février 2011) et la numérisation dans un avenir très proche. Tout cela illustre parfaitement la volonté forte du ministre de la Culture de fonder une coopération renouvelée entre l’Etat et les collectivités.

 

C’est dans cette même perspective qu’il faut comprendre les 14 propositions pour le développement de la lecture. Arrêtons-nous sur celles qui concernent plus particulièrement le thème d’aujourd’hui.

 

Le premier axe était celui de la modernisation de nos institutions publiques, c’est-à-dire au premier chef de nos bibliothèques qui doivent faire face à des évolutions majeures. Nous souhaitons favoriser la prise en compte de ces nouvelles réalités en faisant un certain nombre de propositions.

 

La première est celle de la rénovation d’un établissement public national, la Bibliothèque publique d’information (BPI) – un établissement créé dans les années 70 qui a toujours eu un rôle de leader dans l’expérimentation et la mise au point d’un certain nombre de techniques de développement de la lecture. Nous pensons que la BPI a un peu perdu ce rôle de moteur, de prise de risque de l’Etat en matière de lecture publique, et nous souhaitons qu’elle puisse le retrouver à la faveur d’un nouveau plan de développement que le ministre a confié, il y quelque temps, au nouveau directeur Patrick Bazin.

 

Il s’agit également de favoriser les projets d’extension des horaires d’ouverture à travers le dispositif que nous avons appelé « 50 bibliothèques/50 heures ». Le slogan, qui vaut ce qu’il vaut… C’est plutôt un effet d’entraînement que nous souhaitons favoriser plutôt qu’une politique très stricte. Quelques éclaircissements.

 

Il s’agit de soutenir 50 établissements en 5 ans, dans des collectivités de toutes tailles, pour augmenter l’amplitude de leurs horaires d’ouvertures. L’objectif de 50 heures constitue une cible possible mais non une obligation. En effet, chaque collectivité ayant ses propres contraintes, imposer un modèle serait vain. Dès 2010, deux villes seront aidées : Cergy et Viroflay. Je vous incite à postuler largement en 2011 et 2012 pour prendre part à l’appel à projet, lequel paraîtra l’année prochaine au premier trimestre 2011.

 

Par ailleurs, nous devons lutter contre la fracture numérique en vous proposant un « contrat numérique » comportant trois volets : des diagnostics territoriaux pour mieux connaître le niveau d’équipements de bibliothèques sont en cours, ce qui nous permettra d’accompagner plus particulièrement les collectivités sous dotées grâce à la DGD ; dans ce même domaine, nous créeront de grandes bibliothèques régionales en mobilisant les crédits du concours particulier.

 

Le second axe des 14 propositions est relatif aux projets innovants, en dehors des institutions de lecture publique, portés par des acteurs associatifs, parfois privés, de la lecture publique. Forts d’un bon maillage du territoire en bibliothèques, nous souhaitons renforcer les synergies locales existantes autour du livre et de la lecture afin de favoriser l’émergence d’une animation du territoire. Dans la continuité des contrats Villes/lecture, ces contrats dits Territoires/lecture bénéficieront d’une enveloppe annuelle dédiée. Et nous écriront un cadre renouvelé pour des partenariats entre collectivités et secteurs associatifs en privilégiant les zones rurales et les publics éloignés de la lecture et dans une conception des territoires qui sera celle de la lecture et non plus des structures administratives. Pour en définir le périmètre, mes collaborateurs se sont rapprochés associations d’élus et en particulier de la FNCC, des professionnels, du milieu associatif et institutionnel pour incarner ce concept.

 

Le succès populaire « Lire en fête » mais aussi ses limites nous a conduit repenser cette manifestation sous le titre de « A vous de lire ! ». Fondée sur le plaisir de la lecture, elle se déroule à la fin du mois de mai et non plus au mois d’octobre, dans tous les lieux de la cité. La première édition a connu un succès national. Elle doit maintenant mailler le territoire, et en 2011 elle se déroulera du 26 au 29 mai.

 

Enfin, le troisième axe des 14 propositions concerne la prospective et l’évaluation. Ici, le ministre propose de nouveaux outils d’aide à la décision en développant un site de visualisation et de cartographie des statistiques du livre qui rendra compte de l’activité des bibliothèques et des points de lecture sur l’ensemble du territoire. Un prototype sera disponible en fin d’année. Cet outil sera l’occasion d’expérimenter une nouvelle procédure de remontée des données sur sept départements en 2010, 35 en 2011. Cela nous permettra aussi d’identifier l’ensemble des plus de 16 000 points lecture du territoire (contre moins de 5 000 points observés aujourd’hui). Donc un maillage d’observation beaucoup plus dense.

 

Par ailleurs le ministre initie la constitution d’un outil d’observation partagé avec les collectivités afin de mettre en cohérence l’action publique et d’accroitre sa visibilité – c’est là la mise en œuvre du rapport de Jean-Luc Gautier-Gentès, directeur général des bibliothèques sur les perspectives de l’action territoriale du ministère en matière de lecture publique – et notamment d’homogénéiser l’observation des niveaux d’intervention dans les politiques de la lecture. Nous pensons pouvoir créer un outil d’agrégation des données chiffrées pour les différents niveaux de collectivités non pas dans l’esprit d’un retrait de l’engagement de l’Etat comme on pourrait le croire, mais dans une perspective de partage de l’information et de meilleur déploiement des politiques publiques des collectivités comme de l’Etat.

 

En 2011, une expérimentation touchera, dans un premier temps, deux ou trois Régions. Elle s’appuiera sur deux axes, l’un financier et l’autre plus qualitatif. Elle sera copilotée par le Service du livre et de la lecture, que j’anime, et par la Fédération interrégionale pour le livre et la lecture, la FILL. Elle permettra de tester les modes de recueil et d’exploitation des données ainsi que la motivation des collectivités pour se prêter à cet exercice tout à fait inédit et peut-être un peu difficile. Les résultats de cette expérimentation sont prévus pour l’été 2011 et seront présentés aux Assises de la lecture publique que le ministère organisera avec la ville de Nancy et le CNFPT en septembre 2011, au moment du « Livre sur la place », la grande manifestation nancéenne de soutien au livre.

 

Tout cela inscrit naturellement la bibliothèque dans la politique publique. Pour conclure avant notre table ronde, quelques mots sur notre vision des politiques publiques en matière de livre et de lecture.

 

En travaillant avec vous et nos collègues bibliothécaires membres d’associations, libraires, éditeurs, nous constatons que, très souvent, le territoire administratif n’est pas le territoire réel de la lecture. C’est pourquoi il nous faut faire évoluer nos outils de travail pour aménager des bassins de vie et de culture correspondant au quotidien de nos concitoyens et des populations.

 

A titre d’exemple, un contrat Territoire/lecture sera prochainement conclu dans un territoire peu étendu chevauchant la Picardie et la Basse-Normandie – l’enjeu pour la politique publique étant ici d’inventer des outils de contractualisation dont la souplesse garantisse un aménagement pertinent du territoire et une adhésion large des acteurs. C’est aussi en ce sens qu’une ville comme celle de Lyon, grande métropole avec une politique du livre et de la lecture publique très active, sera certainement intéressée par ce type de contractualisation dès le moment où le passage à l’intercommunalité (échelon particulièrement pertinent pour la lecture), qui est très problématique à Lyon, sera réalisé. Cet outil permettra alors à Lyon de contractualiser avec les communes avoisinantes sur un certain nombre de sujets.

 

Nous connaissons tous ici la diversité des bibliothèques. Il faut pourtant garder à l’esprit que, pour une politique publique, la bibliothèque doit rester le lieu où l’individu – élève, étudiant, travailleur –  peut se détendre, se former tout au long de sa vie et s’informer. La bibliothèque, outil culturel par excellence, doit être intégrée à l’ensemble des politiques publiques, car elle concerne la cohésion sociale, la formation des jeunes, les personnes âgées, etc. De nombreuses réflexions abondent cette vision de la bibliothèque comme ‘‘troisième lieu”. Ce défi relativement nouveau ne peut être pensé que dans la refondation de nos politiques, dans leur coproduction dans un va-et-vient constant entre les réalités territoriales et la volonté des décideurs publics. Un va-et-vient que je vois fonctionner avec beaucoup de satisfaction entre le ministère de la Culture et les élus que vous êtes, au grand bénéfice des uns et des autres.

 

 

 

 

 

Table ronde animée par Bénédicte Dumeige

 

Intervenants

 

Alain Coquart, conseiller municipal de Rennes et vice-président de la communauté d’agglomération de Rennes-Métropole administrateur de l’EPCCC Livres et lecture en Bretagne, membre de la FNCC.

 

Alain Rouxel, ancien adjoint de la culture de Chartres de Bretagne, co-président de la Commission livre et lecture publique de la FNCC, membre du Bureau de la FNCC

 

Jacques Séclet, maire adjoint à la culture d’Enghien-les-Bains, président de la Commission arts, sciences et numérique de la FNCC, membre du Bureau de la FNCC

 

Nicolas Georges, directeur adjoint chargé de du Livre et de la lecture
 à la Direction générale des médias et Industries culturelles au ministère de la Culture

 

 

 

Bénédicte Dumeige. Cette table ronde embrasse un champ assez large puisqu’on doit prendre en compte, au pluriel, à la fois la notion de politiques, de territoires, de publics et de populations. Nous sommes dans une période de mutations extrêmement fortes. Il y a une proposition de l’Etat sur un plan de développement de la lecture, mais dans le même temps, sur les territoires, dans la société, on est confrontés à un certain nombre de bouleversements qui, de toute manière, vont de façon irrémédiable impacter le métier de bibliothécaire et l’avenir des médiathèques. Ces bouleversements, dont on ne mesure pas encore totalement les effets obligent l’Etat, les collectivités et les acteurs à repenser en profondeur leurs stratégies pour en anticiper les conséquences.

 

Les bouleversements. L’avènement du numérique modifie totalement les pratiques de lecture. En lisant Les Pratiques culturelles des Français à l’ère du numérique (2008), d’Olivier Donnat, j’ai été frappée par l’extrême rapidité du basculement de la société dans le quasi tout-numérique. Par rapport aux chiffres de 1997, seulement 1% des Français étaient des internautes… Or le numérique modifie totalement le rapport avec la culture avec plusieurs conséquences :

 

-       le caractère multimédia des supports qui relient textes, images et sons avec des liens interactifs relèguent le livre comme l’un des multiples supports de la connaissance, mais plus le seul ;

 

-       la dématérialisation des contenus qui permet d’accéder en tous lieux à un grand nombre de contenus que l’on ne trouvait auparavant que dans les médiathèques ou dans les livres ;

 

-       la généralisation des supports nomades qui permettent de partir tout en ayant à disposition, partout, notamment dans les transports, l’accès à la connaissance ;

 

-       le développement des pratiques d’écriture : on écrit beaucoup plus, par exemple dans les forums de discussion ; les journaux intimes se sont multipliés, les blogs, les sites Internet, les interventions de toute nature par ‘‘tribus” créent une grande porosité – ou, du moins, moins d’étanchéité – entre la lecture et l’écriture.

 

Par ailleurs, on assiste, au gré du lancement de nouveaux outils, à des modifications considérables. Cela a été le cas avec l’iPhone qui permettait déjà des pratiques de lecture de journaux en ligne. Mais l’iPad et les tablettes numériques signent certainement une nouvelle ère avec le développement de l’offre de magazines et journaux en ligne et avec le véritable démarrage de l’eBook. Amazon a ainsi affirmé, cet été (même si c’est peut-être surtout un effet d’annonce), avoir vendu plus de livres numériques que de livres édités. Qu’en sera-t-il quand les bibliothèques américaines ou la BNF auront permis, sur Google ou Gallica, d’accéder à un certain nombre de contenus ?

 

Si on ajoute à cela le cumul des activités qui s’est accentué ces dernières années avec l’évolution des équipements des ménages en audiovisuel grâce à la diversification de l’offre, l’accroissement du temps passé sur l’ordinateur, on voit qu’on assiste à une véritable tension du temps de loisirs pour l’ensemble des Français.

 

Faut-il voir un signe positif quand Olivier Donnat indique que la pratique de l’ordinateur et de la navigation internet est directement corrélée à des  pratiques culturelles extrêmement importantes et au sein desquelles la lecture du livre prend une place ? Certainement on peut s’en réjouir. Mais cela ne touche que ceux que l’on qualifie « d’omnivores » : la tendance au cumul des pratiques culturelles. Mais qu’en est-il du vaste objectif de démocratisation qu’on appelle tous de nos vœux et dont on voit malheureusement qu’il est plus complexe à mettre en œuvre que d’en faire une simple déclaration ?

 

Plus généralement, concernant la lecture publique, on voit que malgré la multiplication des mètres carrés de bibliothèques depuis plus de 20 ans – 2,5 millions selon Nicolas Georges –, on constate une régression de la lecture : 69% des Français déclarent lire un quotidien alors qu’ils étaient 73% en 1997 ; aujourd’hui, 70% des Français ont déclaré avoir lu un livre lors de la dernière année écoulée alors qu’ils étaient 74% en 1997. On s’aperçoit aussi que les Français reconnaissent que leur relation au livre s’est distendue : 53% déclarent spontanément lire peu ou pas du tout de livres.

 

On voit aussi dans les bibliothèques l’érosion d’un certain nombre de lectorats. La même étude d’Olivier Donnat montre que 19% des Français sont inscrits dans une bibliothèque alors qu’ils étaient 21% en 1997. Au final, on assiste à une dévaluation des cultures dites « légitimes » au profit d’une approche plus transversale, plus multiforme, où la lecture des livres de fiction régresse au profit de livres plus utilitaires et de romans policiers.

 

Dans ce contexte, que doit-on comprendre quand on parle de lecture ? Et comment l’univers des médiathèques s’adaptera-t-il à ce nouveau contexte sociétal ? C’est l’un des premiers défis à relever et c’est un enjeu d’importance car certains, mal intentionnés, pourraient prendre ce prétexte pour réduire les fonds apportés à la lecture publique… D’autant qu’à ceci s’ajoute la question de la réforme des collectivités territoriales.

 

De quels territoires parlons-nous quand on parle de territoire d’action des bibliothèques ? La médiathèque est l’équipement culturel le plus représenté sur le territoire national et aucun secteur ne dispose d’un tel réseau, hormis peut-être les écoles d’enseignement artistique spécialisé qui, après les dernières lois de décentralisation de 2004, viennent mailler de façon plus importante le pays.

 

Les communes ici sont la pierre angulaire de ce réseau. Les bibliothèques sont porteuses d’un véritable savoir-faire et entretiennent avec leur environnement des liens étroits et riches de sens. Néanmoins, le contexte oblige à se réinterroger sur ce rapport entre médiathèque et territoire.

 

Quel est ce territoire au fond ? Les échelles administratives ne sont certainement pas celles les plus pertinentes pour cette réflexion, ou du moins pas toujours. Le territoire concerné est multiforme et se décline comme des poupées russes entre le quartier, l’arrondissement, l’échelle communale, l’intercommunalité (qui a pris ici une importance considérable) et les départements.

 

Par ailleurs, la gouvernance culturelle des territoires s’est profondément modifiée en passant d’une coopération verticale à un plan lecture – mis en œuvre après les premières lois de décentralisation avec notamment la mise en place des BDP – à des modalités horizontales mises en évidence par Philippe Tellier et Emmanuel Négrier dans leur ouvrage sur la lecture publique à l’échelle intercommunale.

 

Compte tenu de tous ces enjeux, on peut se poser la question de la pertinence du territoire d’intervention : Comment associer les besoins de la population et la décision au projet territorial ? Quelle organisation politique mettre en œuvre ? A cet égard, l’importance de la proximité a été soulignée et se vérifie chaque jour.

 

L’économiste de la culture, Xavier Greffe, résume cette problématique en évoquant le passage d’une culture d’imposition et de prescription à une culture d’adaptation de l’offre et de son évaluation. On est certainement en cours de passage d’un monde vers un autre, de la détermination d’une offre diversifiée et de sa médiation à l’élaboration d’une stratégie qui prend en compte, de façon encore plus importante, une demande constituée par différents profils de populations et d’usagers. 

 

Au jour où les collectivités s’interrogent sur leur avenir – on sait que les débats parlementaires n’ont pas permis de déterminer si la clause de compétence générale concernant notamment la culture pourrait être appliquée ; et la réforme de la fiscalité pose également bien des questions  –, comment pouvons-nous imaginer les médiathèques de demain ?

 

A propos des 14 propositions énoncées par le ministre de la Culture et de l’évolution numérique de la société : Comment cette évolution peut-elle impacter la lecture publique et comment la ville d’Enghien-les-Bains répond-elle à cette question ?

 

Jacques Séclet. Il est certain que le caractère fondamentalement transversal du numérique nécessite une nouvelle approche. Il faut plus parler des cultures numériques que du numérique. Parce que le numérique, cela ne signifie pas grand-chose en soi-même, tant la diversité de ce que cela concerne est grande.

 

Rappelons qu’il y a vingt, la notion du numérique n’existait pas dans les collectivités, à part dans le domaine administratif. C’est une transformation pour la culture, et notamment pour la lecture, qui évolue. Quand on prend les chiffres à l’état brut (ce qui doit toujours se faire avec précaution), on constate cette évolution. Il est certain qu’on lit plus qu’auparavant, mais d’une autre manière. Conjointement à l’évolution de la société, il y a aussi celle de la manière d’aborder la lecture et la culture. Une digression sur ce point : cette évolution en lien avec les cultures numériques est due au fait que, pour une collectivité, le plus grand risque est celui d’un enfermement de notre population. Une collectivité sans lien social ne peut rien apporter à ses citoyens… L’évolution du numérique, considérée seulement via l’écran – mais, en fin de compte, ce n’est qu’une petite partie du numérique –, comporte un grand risque d’enfermement si la collectivité néglige de garder son ouverture sur son territoire. Là, l’agora qu’est la médiathèque – ce centre principal du lien social – reste un endroit d’une très grande importance pour se réapproprier ces jeunes et moins jeunes qui s’enferment de plus en plus et risquent de perdre la capacité de lien social, de rencontre intergénérationnelle qui sont les bases essentielles de nos politiques culturelles.

 

Bénédicte Dumeige. Concrètement, vous disposez d’une scène des arts numérique, dans le domaine du spectacle vivant, avec un festival des arts numériques… La médiathèque d’Enghien et les lieux de lecture incarnent aussi cette problématique : imaginez-vous un plan de développement pour accompagner l’ensemble d’une stratégie culturelle ?

 

Jacques Séclet. J’ai tout d’abord parlé d’un point de vue FNCC : comment, en tant qu’élus locaux délégués dans le domaine culturel, devons-nous approcher l’évolution du numérique qui est aussi un serpent de mer, quelque chose que tout le monde craint ? A quoi il faut ajouter que l’on entend souvent dire que l’élu local est la personne la plus ignorante du numérique (mais il y a beaucoup de monde qui n’a pas encore assimilé ce genre de choses)…

 

Enghien-les-Bains est une ville de 12 000 habitants. Avec notamment son casino, son champ de course, elle était plus connue pour ses jeux que pour sa culture.  Il y a dix ans, nous avons créé un Centre d’art. Nous avons aussi un Théâtre municipal dont la programmation correspondait à une certaine clientèle. En créant un Centre d’art, notre but était d’amener une nouvelle population à quelque chose de nouveau. Or qu’est-ce qui peut être nouveau à l’heure actuelle dans le domaine du spectacle ? Nous avons fait le choix des arts numériques. Et la puissance de la révolution numérique a fait qu’à un moment donné, nous avons bénéficié une certaine reconnaissance de la part de la DRAC et du ministère. Cela s’est d’ailleurs un peu éteint depuis quelques temps… Peut-être le ministère s’est-il momentanément « dénumérisé », mais aujourd'hui l’intérêt reprend – peut-être même de manière un peu forcée – car on comprend bien que cet aspect concerne tous les domaines.

 

Il importe de voir que le numérique, ce sont d’abord les tuyaux – la fibre optique. Si l’équipement du territoire ne se fait pas, aucune évolution ne sera possible. Nous avons fait il y a quelques temps une relation directe entre la Corée et la France, avec des artistes s’exprimant en temps réel. Cette réalité des tuyaux doit être prise en compte, dans le spectacle vivant comme pour les médiathèques. Si la possibilité d’accès manque, le développement ne se fera pas. Or, dans certains territoires, l’équipement est en jachère. Après vient le temps de l’équipement réel, matériel, lequel est essentiellement supporté par la collectivité elle-même. Pour l’instant, il n’y a pas encore d’aide à l’implantation de matériels numériques, ce qui est une difficulté.

 

Quoi qu’il en soit, notre Centre d’art a pu évoluer car il y a une véritable matière, avec une quarantaine de centres numériques en Europe, ce qui permet une nouvelle ouverture pour un territoire communal qui, s’il est petit, représente aussi les 200.000 habitants de la Vallée de Montmorency.

 

Bénédicte Dumeige. Concernant la lecture publique : comment cela s’illustre-t-il à Enghien-les-Bains ?

 

Jacques Séclet. C’est très intéressant. Si nous avons évolué sur un Centre d’art doté de capacités numériques importantes, nous avons aussi créé en 2000 une médiathèque. Nous en étions alors très fiers. Mais aujourd’hui, elle est obsolète, car n’y sont pas intégrés notamment les supports de la dématérialisation. Il faut à peu près cinq ans pour décider de bâtir une médiathèque, cinq pour la réaliser… Donc, dix ans après, par rapport à la réflexion initiale au sein des politiques. Au final, de l’idée à la réalité, le temps écoulé est de l’ordre de 15 ans... C’est-à-dire que, lorsque le produit culturel arrive sur la place, il a déjà un métro de retard. Je fais donc profil bas dans ce domaine parce que l’offre que je fais aujourd’hui à mes concitoyens n’est pas en rapport avec la prospective qu’aurait dû avoir le politique dans ce domaine.

 

Alain Rouxel. La question du numérique se pose bien évidemment aux élus, mais elle est restée dans un premier temps en filigrane. Et puis, avec l’évolution de la situation telle que nous la connaissons, la question devient de plus en plus forte. Ce qui me frappe, c’est la façon dont les élus, de manière générale, essaient de considérer que, comme tout moyen technique, le numérique peut être la meilleure ou la pire des choses et tentent de réfléchir à la manière dont on peut rendre positive l’irruption du numérique.

 

A partir de là, se multiplient toutes sortes d’expériences, dont certaines déjà anciennes, notamment dans ma commune, comme celle de créer un espace public numérique dont on pensait au départ qu’il ne durerait qu’un certain temps et diminuerait. Mais non. On en est maintenant à une douzaine d’années d’existence, et le nombre d’usagers continue de croître. C’est une surprise. C’était tout d’abord essentiellement des jeunes, mais maintenant bien d’autres classes d’âges utilisent l’espace numérique. Nous devons réfléchir au fait qu’aujourd’hui encore, il y a un nombre considérable de gens qui n’ont pas la connexion à Internet et ne peuvent l’avoir que par les espaces publics numériques. Et même pour ceux qui l’ont, ils la maîtrisent souvent de manière très limitée et ont besoin d’informations, d’explications, de contact pour comprendre comment on utilise cet outil.

 

Bénédicte Dumeige. Cela pose deux questions : toutes ces personnes qui fréquentent ces espaces sont inscrites à la médiathèque, des ‘‘fréquentants” qui utilisent les services mais qu’on ne peut pas faire entrer dans des statistiques d’inscription ? Autre question, celle de la médiation, de l’animation et l’encadrement pour des activités allant bien au-delà du simple acte de délivrer un support…

 

Alain Rouxel. Objectivement, chaque collectivité choisit la manière dont ces espaces numériques s’inscrivent dans les bibliothèques, sachant que la plupart du temps cette inscription est forte, car le nombre de postes est limité. Aussi, quand je parle de demande de formation autour du numérique, on voit que les bibliothèques ont parfois retrouvé un rôle d’éducation populaire en organisant, par exemple, des sessions de formation sur les questions très variées, comme celle de transférer des disques vinyles sur des supports numériques. Ces formations connaissent un succès formidable. Et même les formations les plus basiques continuent d’avoir un public.

 

Je crois qu’on a tort d’aller trop vite par rapport au numérique. Il faut imaginer que pendant encore longtemps on aura besoin de s’adresse à d’autres publics et que les supports matériels continueront d’être importants pour ces publics-là. Une certaine prudence est nécessaire, à la fois anticiper mais sans jamais oublier qu’il y a toute une diversité importante de publics face au numérique.

 

Autre question sur laquelle je voulais intervenir : l’une des raisons pour lesquelles les élus sont très intéressées par le numérique tient au fait que l’outil numérique est présent partout, y compris dans le domaine politique. On l’a vu avec les grands débats autour de la Constitution européenne ou des élections présidentielles. Le débat passe par l’outil numérique et, en même temps, on voit que, sur ces débats – par exemple sur les Roms –, les gens ont un besoin d’information pour lequel ils vont rechercher des outils d’information écrits, aller à des conférences, etc. Tout ce qui concerne ces débats connaît un succès considérable : films, documentaires… Et le numérique joue ici un grand rôle.

 

Bénédicte Dumeige. Pour poursuivre sur le numérique, comme les choses se passent-elles à Rennes ? Avez-vous adopté une stratégie en faveur du numérique ?

 

Alain Coquart. Malgré l’importance de sa taille, la ville de Rennes a pris un certain retard en ce domaine. Par exemple, en 2006, une grande bibliothèque de 10 000m2 a été ouverte dont le projet a commencé à poindre en 1990, soit à une époque où l’actuel développement du multimédia et du numérique était inimaginable. Il a donc fallu faire entrer de force, en cours de programme et presque en cours de construction, des équipements multimédia et d’accès à toutes les formes d’expression numérique. Mais le numérique pour qui et pour quoi ? Car l’accès généralisé à toutes ces formes peut être source de confusions, d’erreurs et de malentendus. Il y a deux situations.

 

On est encore en cours d’équipement de bibliothèques de quartier. L’une a été ouverte en août 2009 dans un ensemble de logements sociaux, mais majoritairement habité par la haute bourgeoise rennaise. Là, il n’y a besoin de personne pour aider les fréquentants ou les abonnés, car la plupart disposent d’outils numériques chez eux. Par contre, dans d’autres quartiers (notamment ceux relevant de dispositifs CUCS), il faut en permanence un agent auprès des personnes qui viennent faire des recherches et aussi, dans la mesure où aujourd’hui beaucoup de démarches administratives se font via Internet, pour accompagner les citoyens et remplir un rôle dans un domaine qui n’est pas véritablement celui d’une bibliothèque : le social. Car, si le secteur des bibliothèques ne doit pas être tenu à l’écart de ce qui concerne les difficultés sociales, on doit reconnaître qu’elles pallient les carences de certaines administrations, locales ou nationales (comme Pôle Emploi)...

 

Ainsi, nous allons ouvrir l’année prochaine une bibliothèque dans ce qu’on appelle un espace social commun, qui localise dans un même lieu un certain nombre de services permettant à celui qui entre de régler bien des choses : mairie de quartier, Pôle emploi, sécurité sociale… Là, il est évident qu’il va falloir renforcer l’équipe pour permettre l’accès au numérique et aux postes multimédia. Ce qui nécessitera des créations de poste délicate dans le contexte budgétaire précédemment évoqué.

 

Bénédicte Dumeige. J’aimerai vous entendre sur les propositions du ministre et notamment sur celles qui accordent une large place au numérique. Ce qui me frappe dans ce qui vient d’être dit, c’est que nous sommes dans une période de mutation et que les temps de mise en œuvre sont longs. Comment imaginer la médiathèque du futur adaptée à des usages et des formes qu’on ne connaît pas encore bien ?

 

Nicolas Georges. Il faut que je me transforme en devin et en visionnaire… C’est sans doute un peu le rôle de l’Etat d’essayer de voir un peu plus loin ou, en tout cas, de prendre certains risques. C’est d’ailleurs en ce sens que nous imaginons que la BPI pourrait retrouver un rôle d’éclaireur. Collectivement, parfois, nous sommes un peu en peine de tracer des perspectives.

 

Revenons à la manière dont nous voyons le numérique au ministère. Aussi pour sortir un peu de cette manière de penser. Nombre d’évolutions que nous évoquons ici ne sont pas forcément dues au numérique. Depuis que les études de pratiques culturelles ont été engagées, on constate que la pratique de la lecture baisse – et toutes les autres pratiques culturelles « légitimes » baissent  aussi.

 

A mon bureau, numérique occupe une bonne partie de ma journée. Il y a un secteur où je vois à peu près clair, celui où l’on gagne de l’argent et où l’on fait des livres, l’édition. Effectivement, du point de vue de la régulation des industries culturelles – et on le sait depuis les embarras du secteur du disque et maintenant peut-être de l’audiovisuel –, les technologies numériques ont eu des conséquences considérables sur ces filières de contenus culturels, tant pour la production que pour la diffusion. Le livre connaît à son tour ces transformations, tant pour l’écriture (avec les logiciels de traitement de textes), que pour la production des maquettes (les filières de l’imprimerie et de l’édition sont numérisées) et, demain, pour la lecture, la diffusion, même si le livre numérique ne représente aujourd’hui même pas 1% du marché. Amazon produit des chiffres, certes difficilement vérifiables, mais intéressants. Je rappelle que les tablettes Kindle, qui se vendent très bien, concernent essentiellement les gros lecteurs. Pour ce qui est de l’iPad, lancé en France il y a quelques mois, ses applications les plus utilisées sont celles appliquées au livre (iBook Store : 67% des téléchargements sont liés au livre). Donc sur ces filières – la production, la diffusion, le prix du livre, les droits d’auteur le numérique –, le numérique représente des enjeux considérables qui bouleversent les équilibres et font entrer de nouveaux arrivants, en particulier les grands fournisseurs d’accès à Internet (FAI). C’est compliqué, mais on y voit à peu près clair et on essaie d’adapter nos outils de régulation à ce secteur du numérique. Et puis on bénéficie du fait que les acteurs du disque ont déjà « bu le bouillon » il y a dix ans. Donc il est possible d’essayer d’anticiper.

 

L’autre secteur, qu’on voit plus difficilement mais qui est directement lié à celui de la production, c’est celui de la lecture du livre. En quoi le changement de support du livre va-t-il avoir un impact sur un certain nombre de sujets, à savoir les usages – va-t-on lire plus ou moins ? va-t-on reconquérir certains publics ? va-t-on lire différemment ? que vont devenir nos lieux de lecture publique ? faut-il toujours construire des mètres carrés de bibliothèques ? Et d’ailleurs, plusieurs propositions du ministre sont directement issues du fait que ces 80M€ de la DGD que nous sanctuarisons ont beaucoup servi à construire (et on continuera de le faire), mais à un moment ou un autre, nous aurons sans doute plus de difficulté à consommer ces crédits. Or nous ne voulons pas que Bercy commence à nous les retirer. Il faut les utiliser différemment et le numérique est une piste. Faut-il toujours construire des bibliothèques ? Enfin, si on en construit toujours et si on est amené à lire différemment, quel sera demain le rôle du bibliothécaire ?

 

Je voudrais donner deux ou trois éléments d’appréciation.

 

Sur les usages en général. Ce n’est pas mon habitude de critiquer les chiffres mais ils doivent être soumis à interrogation. Quand j’ai vu deux d’Olivier Donnat, je n’ai pas été très surpris de voir que cette tendance pluri décennale à la baisse continuait, mais je m’interroge… En 2009, nous avons publié avec Hervé Gaymard un livre sur l’appréciation de la loi du 10 août 1981 sur le prix unique du livre et que nous en avons tiré un enseignement très positif : cette loi avait permis que le marché du livre se développe de façon considérable depuis les années 80. Nous voyons exploser le nombre d’exemplaires de livres produits et vendus. Nous sommes dans u moment d’expansion très forte du marché du livre. Il y a là un certain paradoxe quand on rapporte cela aux enquêtes d’Olivier Donnat disant que les gros lecteurs lisent moins de livres et que globalement on lit de moins en moins… Car les livres se vendent bien quelque part et sont lus d’une manière ou d’une autre.

 

Par ailleurs, j’ai rappelé que la décroissance touche tous les secteurs de la culture, même si l’enquête Donnat a particulièrement éclairé le livre parce que c’est la pratique culturelle légitime par excellence, c’est celle qui fait qu’un homme ou une femme est cultivé(e).

 

Enfin, toujours sur les usages. Pour la lecture publique, ils sont certes difficiles à anticiper pour ce qui regarde les bibliothèques territoriales. Mais il existe des secteurs où le numérique est déjà très présent, comme dans les bibliothèques universitaires, à Rennes par exemple. Elles sont dedans et dépensent énormément d’argent pour le numérique : parmi les cinq producteurs mondiaux, quatre produisent en direction de bibliothèques universitaires. Il n’y a pas une mais des pratiques de lecture et, dans certains secteurs, le numérique est déjà une réalité.

 

Pour ce qui nous concerne plus particulièrement, les bibliothèques qui font partie de notre paysage quotidien. Faudra-t-il toujours de bibliothèques ? Je pense pouvoir répondre que oui. On a rappelé très justement que le numérique favorise les pratiques nomades, mais qu’y a-t-il de plus nomade que le livre qui, depuis cinq siècles, permet, dans un jardin, dans sa chambre, de découvrir des contenus, de participer à des idées ? Pourtant, et depuis bien longtemps, nous avons créé des bibliothèques… Je ne pense pas que les tablettes constituent une révolution sur le temps long de la production de livres. Cela ne nous amène en tout cas pas à penser que la dématérialisation des contenus entraînera celle des lieux où l’on peut trouver ces contenus. On aura donc toujours besoin de lieux parce que nous n’en sommes qu’au début. Le eBook va sans doute se développer assez vite – beaucoup d’argent est en jeu – mais pour l’instant, en France en tout cas, si vous achetez un Kindle ou un iPad, vous ne trouverez rien à lire avec en français. Le temps où l’on atteindra un chiffre d’affaires important pour l’édition relève du moyen-long terme.

 

Et puis, et là je rejoins nos élus, le numérique est paradoxal : à la fois lieu de nulle part, où l’on n’arrive à se repérer, où l’on va de lien en lien vers des contenus de plus en plus abracadabrants, et aussi le lieu de l’enfermement, de l’adolescent dans sa chambre, branché, qui reste toute la journée sans parler à ses frères et sœurs. Entre l’enfermement et le lieu de nulle part, on a toujours besoin de lieux physiques, ceux de la rencontre, du partage : nos bibliothèques, nos salles de concert, nos musées… Ces lieux continueront à avoir, dans l’aménagement de l’espace urbain un rôle considérable.

 

Sur l’avenir de lieux de culture. Ces lieux devront-ils rester ce qu’ils sont ? Peut-être pas. Il faudra sans doute les concevoir différemment, en particulier d’un point de vue architectural. J’ai été à un moment à la Direction des musées de France et j’ai lancé plusieurs projets municipaux de musées, mais je n’en ai pas inauguré un seul, car cela se déploie sur un certain nombre de mandats et au moment où le maire coupe le ruban, le projet est souvent largement obsolète, notamment aujourd’hui où les usages et les pratiques changent rapidement et de façon considérable. Nous connaissons d’ailleurs ce problème avec la rénovation de la BPI, réalisée au début des années 2000 et qui est aujourd’hui assez largement obsolète par rapport au rôle que nous voudrions qu’elle joue. Il faut sans doute inventer d’autres choses du point de vue de l’architecture. Mais aussi du point de vue des services ainsi que de celui des métiers.

 

Je donne seulement quelques éléments de réflexion. Une des bases du métier de bibliothécaire, c’est constituer des fonds, acquérir des collections en se faisant une certaine représentation des publics qui y auront accès. Qu’est-ce qu’acquérir des livres dans le domaine du numérique ? Va donc se développer le recours à un certain nombre d’intervenants particuliers qu’on appelle des « agrégateurs ». Ce sont des sociétés offrant des bouquets de contenus tout formatés. Demain on peut imaginer que le métier de bibliothécaire se réduira au simple fait de payer pour avoir tel ou tel « bouquet », ce qui se pratique déjà dans l’univers universitaire… Que devient ici la conception d’une collection de bibliothèque et du public ? C’est à réfléchir…

 

La question capitale est celle de la médiation. Tout n’est pas résolu par le seul passage au numérique. C’est même le contraire. Il est beaucoup plus important de concevoir une médiation dans l’univers du numérique que dans celui des supports physiques. Comment accéder aux contenus ? Comment on accompagne les lecteurs ? Il y a là un effort de pensée et de développement de nouveaux métiers très important à mener.

 

Enfin, si on a besoin de lieux, si on doit changer les métiers, il faut aussi se poser la question de la manière dont le lecteur va se positionner vis-à-vis du numérique. Les usages vont changer. On va « consommer » différemment du livre. Là encore des questions se posent. Il y a en ce moment un débat important sur le rôle d’Internet dans une société de la connaissance. Internet donne accès à tout. On peut en effet être l’homme ou la femme la mieux informé(e)s sur pratiquement tous les sujets. Et puis, il y a des professeurs d’universités, des intellectuels de raison qui disent qu’au contraire le numérique rend bête. De fait les gens ne sont pas aujourd’hui plus intelligents qu’hier alors qu’ils ont la capacité d’avoir accès à de l’information qui leur permettrait de devenir des citoyens les plus informés possible. Donnat le disait : peut-être lit-on moins, mais le numérique donne accès à beaucoup de contenus écrits. Quand des adolescents se branchent sur Internet, ils lisent et ils écrivent aussi. Mais que lisent-ils ? Qu’écrivent-ils ? Deviennent-ils plus sots en lisant sur Internet qu’en lisant des livres ? C’est un débat assez important et qui est posé, en particulier, par les professeurs d’universités, pour les années qui vont jusqu’à la licence. Beaucoup indiquent que leurs étudiants ne lisent plus, ne sont plus capables de lire un manuel en entier, ne peuvent lire que de manière totalement séquentielle. Donc que donne-t-on à lire, comment accompagner la lecture sur écran ? Ce sont encore des enjeux extrêmement importants.

 

A-t-on les réponses ? Non. Il y aura des risques à prendre et les élus feront sans doute des erreurs et sans doute nous vous aiderons à en faire… Mais il faut avoir le courage de prendre un certain nombre de risques.

 

Bénédicte Dumeige. Nicolas Georges nous donne des directions de réflexions. Sur le territoire et sur l’importance du rôle de l’élu qui est parfois démuni. C’est donc aussi la question de la formation des élus, de leur apprentissage de l’évolution du métier, des techniques et du sens des enjeux. Autre question concerne la médiation et l’enracinement des équipements sur les territoires. Le numérique dématérialise. Or les équipements renvoient aux territoires et à leurs populations. Quel est donc le rôle de l’élu, en binôme avec le bibliothécaire et les équipes ? Comment perçoit-on la question de la formation à la FNCC ? Comment accompagnez-vous ces élus ? Comment travailler mieux avec son environnement ? Comment intègre-t-on les bibliothèques dans un vaste schéma de développement de la lecture publique ?

 

Alain Rouxel. Sur la formation est une question que la FNCC a prise à bras le corps, et pas seulement dans le domaine de la lecture publique puisqu’il y a des formations généralistes autour du projet culturel municipal. Puis nous déclinons des formations dans tous les domaines, soit par thématiques, soit par questions.

 

Nous en sommes arrivés, depuis déjà un an, à des formations généralistes dans le domaine de la lecture publique, deux à Paris, une en région. Nous espérons continuer à les décentraliser. Nous avons aussi un autre axe de travail, avec le ministère, autour de la lecture des jeunes et autour de l’opération « Premières pages » lancée par le ministère de la Culture. Enfin, et là nous n’en sommes encore qu’aux intentions, nous répondrons aux demandes des élus et du ministère sur le numérique.

 

Sur les questions territoriales. Parmi les propositions du ministre, celle concernant les « contrats territoires/lecture » m’a tout de suite beaucoup intéressé. La lecture publique est l’une des questions les plus impactées par la mise en place des intercommunalités, lesquelles se sont souvent intéressées à la lecture publique comme presque symbolique de leur engagement. Que le ministère propose un nouveau « contrat territoires/lecture » est très intéressant, d’autant plus que cela rejoint une autre préoccupation des élus, celle d’avoir une action transversale en prenant en compte les autres secteurs et en rencontrant les autres élus, car les élus à la culture se sont parfois laissé isoler. Mais il y a depuis quelque temps  une sorte de mouvement inverse, grâce à la prise de conscience qu’on ne pouvait pas travailler chacun dans son coin, qu’il fallait aborder ensemble les questions sociales et sociétales mais aussi sur les questions d’urbanisme, d’économie… Des possibilités de travail en commun existent dans tous les domaines et la lecture, peut-être par l’ouverture au numérique, apparaît à beaucoup comme étant un domaine d’action transversale tout à fait intéressant.

 

Troisième question, qui intéresse de plus en plus les élus, celle des publics. C’est un fait que, jusqu’à présent, la question des publics et de leur accueil était un peu lointaine. Le fait que le ministère nous propose un travail sur la lutte contre la fracture numérique et une politique d’extension des horaires (avec toutes les difficultés liées à un contexte budgétaire extrêmement tendu pour les collectivités) me paraît tout à fait intéressant et positif. Les élus commencent à prendre conscience qu’il y a en France un grand retard quant à l’ouverture des bibliothèques. Nous sommes le pays où les bibliothèques sont les moins ouvertes, et souvent ouvertes sur des plages horaires qui ne conviennent pas forcément aux usagers. C’est un axe de travail tout à fait intéressant aujourd’hui.

 

Bénédicte Dumeige. A Rennes, on a vécu ce passage à l’intercommunalité culturelle, notamment au travers de la lecture publique…

 

Alain Coquart. Tout d’abord un mot sur la formation. D’une manière générale, les élus se forment peu alors que c’est un droit. Je suis un militant de la formation des élus et j’invite les élus à regarder, lors de la publication du compte administratif, les sommes consacrées à la formation des élus. Il faut savoir que le budget de formation peut atteindre 20% de l’ensemble des annuités susceptibles d’être accordées, ce qui représente une somme importante, alors que bien souvent seulement 1% ou 2% est dépensé. J’insiste là-dessus : élus, formez-vous, saisissez toutes les occasions !

 

Sur la question des territoires, ce témoignage : on vit une situation particulière sur la lecture publique à la communauté d’agglomération Rennes-Métropole car il n’y a pas eu de transfert de compétence dans le secteur culturel. Une seule bibliothèque a été transférée à la communauté d’agglomération. Cela étant, depuis longtemps, les bibliothécaires et certains élus s’étaient préoccupés d’établir des coopérations sur l’ensemble de la communauté d’agglomération qui regroupe un peu moins de 400 000 habitants et 37 communes. Cela à une époque où beaucoup de bibliothèques – il y en avait une par commune – étaient tenues par des bénévoles et étaient souvent assez mal équipées. On a entrepris une vaste étude en 2001 dont les conclusions poussaient à la professionnalisation, à la modernisation, à un minimum de dépenses par habitant, à un minimum d’heures d’ouverture, soit un ensemble de critères qui nous semblaient pertinents. Alors, les communes pouvaient intégrer un réseau qui était à construire, avec un catalogue accessible partout, une carte et un tarif unique. Mais quand les communes souhaitaient garder leur responsabilité en matière de lecture publique, cela n’allait pas sans poser des problèmes. On évoquait ici la gratuité…  Certaines la pratiquaient ; d’autres maires étaient pour mais ne l’appliquaient pas. Et sans transfert, on ne pouvait guère avancer. Il y a eu des volontés de mettre en place des systèmes informatiques, de mise en réseau des catalogues. Mais il fallait de l’argent… C’est donc tombé à l’eau.

 

Puis est venu 2008, avec une progression importante de la professionnalisation, parfois en mutualisant des postes. Des équipements ont été construits ou modernisés par les communes (ils ne l’auraient peut-être pas été si la compétence avait été transférée à la communauté d’agglomération). Et puis un renouvellement important des élus qui étaient surtout intéressés par le fait de créer des animations, des relations de réseau informelles soit sur l’ensemble des communes, soit par groupes de trois ou quatre, en souhaitant que tout cela soit coordonné par la bibliothèque communautaire. On considérait que c’était une forme nouvelle qui pouvait être prise en compte par le ministère dans le cadre des futures mises à disposition de conservateurs d’Etat. Car il n’y a pas très longtemps avait été envisagé de répartir autrement les un peu plus de 150 conservateurs d’Etat. Deux beaux rapports ont été produits… Pour nous, la mise en place de ce dispositif d’animation et de relations de réseau nécessitait des moyens que l’on ne pouvait pas dégager. L’affaire n’est pas abandonnée – des choses se font –, mais la prise en compte globale au niveau du territoire reste toujours le fait de relations de communes à communes ou, parfois, de la bibliothèque communautaire avec quelques communes.

 

C’est vrai qu’un certain nombre d’intercommunalités ont, dès 2000, transféré la totalité de leurs compétences culturelles (en particulier Amiens). Mais, autant on pensait que, globalement, la lecture publique était le secteur qui se prêtait le mieux au transfert intercommunal, autant on s’est aperçu qu’il y avait des cas très divers (transferts des équipements mais pas du personnel ou l’inverse). Je ne sais pas si quelqu’un a la solution miracle… Quoi qu’il en soit, malgré l’absence de compétence communautaire pour la culture, on assiste à un développement des équipements qui me semble important.

 

Comme l’a dit Nicolas Georges, l’important c’est la reconquête des publics. C’est à quoi on s’attache au sein de la ville de Rennes avec la mise en œuvre, depuis la rentrée, d’une nouvelle dynamique de la lecture publique.

 

Un mot sur la numérisation. Si nous ne sommes pas très avancés, néanmoins s’est tenue à Rennes, la semaine dernière, et à l’initiative de la BPI, une rencontre sur l’accès au numérique pour les personnes en situation de handicap.

 

Bénédicte Dumeige. La lecture publique n’est-elle pas, au fond, un des outils de la politique de la ville, de la politique « tout court » de la collectivité, donc un des lieux important des choix des élus ?

 

Jacques Séclet. Le choix est assez simple. Les lieux de la lecture publique sont incontournables. On ne peut en faire l’impasse dans les politiques culturelles menées dans les collectivités. Quelques chiffres sur notre bibliothèque, à Enghien-les-Bains. On s’aperçoit que cela concerne la petite enfance, les bébés-lecteurs. C’est formidable ! Les mamans viennent. Il y a aussi les gens âgés. Cela fait vraiment partie de la cohésion sociale. De plus nos bibliothécaires ont des rôles divers… On entend tout dans une bibliothèque. C’est un lieu de grande importance pour le lien social. Et dans la formation de nos professionnels, la capacité à répondre à l’ensemble de ces situations n’est sans doute pas suffisamment prise en compte. Il y a aussi les classes de maternel, pour « l’heure du conte », « l’atelier philo » pour les 12/13 ans aussi, les rencontres avec des écrivains... On assiste à une évolution qu’il importe de prendre à bras le corps. C’est le nœud de toute politique culturelle cohérente d’une collectivité. Il y a aussi un problème de normalisation, d’harmonisation globale, par exemple, de coût d’entrée, qu’il ne serait pas inintéressant d’aborder.

 

Bénédicte Dumeige. Peut-être faut-il rebondir sur la notion de co-construction utilisée par le ministre. Notion intéressante mais complexe. Comment entrer dans un système vertueux de co-construction ?

 

Nicolas Georges. La co-construction, c’est ce qu’on essaie de bâtir depuis l’approfondissement des lois de décentralisation des années 80 : le fait de constater que, dans la dépense publique en faveur de la culture, celle des collectivités territoriales, en particulier celle des villes, est extrêmement importante et dépasse celle du ministère de la Culture. A partir de là, il faut remplacer le ministère dans le bon rôle. Jack Lang le disait lui-même : le rôle du ministère de la Culture est de s’effacer à un moment où à un autre. De lancer des initiatives puis de passer la main et de les laisser se développer dans la proximité. Or ce n’est pas toujours le cas. Mais dans le secteur de la lecture publique, nous parlons de 14 « propositions » car nous reconnaissons très clairement que les collectivités sont les leaders. Ce n’est pas un plan mais la proposition d’une ambition commune sur un certain nombre de sujets, par exemple les horaires d’ouverture qui est une notion centrale ici comme pour tout ce qui relève du service public et sur lequel ce sont les collectivités qui ont la main, non le ministère ; mais notre rôle peut être de repérer les bonnes pratiques et d’inciter d’autres à les adopter. Cette co-construction, c’est une façon de discuter avec les collectivités pour bâtir de politiques nationales.

 

Ce qui n’est pas facile parce que, quand on est un fonctionnaire de l’Etat, on se voit reprocher deux choses. Premièrement, de donner de moins en moins d’argent – et on est sans arrêt en train de dire : mais non, non, nous donnons toujours autant ! Deuxièmement, on nous dit que non seulement l’Etat donne de moins en moins d’argent mais qu’en plus il dicte tout… Aujourd’hui, un fonctionnaire comme moi attend véritablement des interlocuteurs. Mon problème n’est pas le lien avec les professionnels, que je vois régulièrement, mais avec les élus pour coproduire avec moi, qui, à la limite, produiraient eux-mêmes les 14 propositions et demanderaient au ministère de se positionner et non pas le contraire.

 

Bénédicte Dumeige. Que fait la FNCC ?

 

Alain Rouxel. Il faut bien comprendre que cette idée de co-construction a d’abord été une revendication des collectivités à partir du constat qu’elles sont au cœur de la dépense publique et que, d’autre part, elles vivent avec de plus en plus de difficultés et parfois de mécontentement l’attitude de prescripteur de l’Etat qui fixe des normes et décide sans suffisamment les consulter. Donc revendication, mais avec une difficulté qui est celle de la multiplicité des associations par type de collectivité, ce qui provoque parfois des oppositions et cela indépendamment de la couleur politique dominante des associations. Autre difficulté : le ministère est une entité forte alors que les collectivités sont émiettées. Il y a 36.000 communes, une centaine de départements, 26 régions…

 

Pour réaliser cette co-construction que nous revendiquons, nous avons aujourd’hui la difficulté d’être à même d’y participer. D’où nos gros efforts, qui ont notamment abouti à cette Déclaration d’Avignon symboliquement importante car toutes les associations d’élus se sont regroupées pour dire que l’enjeu culturel est fondamental. C’est quelque chose de complètement nouveau, un premier point d’appui. Il y a aussi le travail de la FNCC, une association transversale en ce qui concerne les différents niveaux de collectivités, pour essayer de trouver le point de consensus entre les différents types de collectivités et par-delà leurs sensibilités politiques de manière à être de plus en plus force de proposition vis-à-vis du ministère de la Culture.

 

Bénédicte Dumeige. Vous évoquez là une politique générale de la FNCC et des associations d’élus. Mais concrètement, sur les propositions pour la lecture ? Comment allez-vous travailler ensemble ? Y a-t-il des instances de concertation prévues ? Allez-vous vous réunir régulièrement ? Comment allez-vous associer à ce travail les représentants des bibliothécaires ? On peut imaginer des « retours sur images » réguliers, des évaluations. Il peut aussi y avoir le rôle d’un observatoire, pour nourrir les réflexions…, des formations… C’est un chantier en devenir. Que va-t-il se passer, dans les mois prochains, dans la perspective de cette co-construction ?

 

Alain Rouxel. Il s’est déjà passé des choses, notamment la mise en place du Conseil des collectivités territoriales pour le développement culturel (CCTDC). Sa dernière réunion était consacrée à la présentation des 14 propositions du ministre. Il reste bien sûr important d’imaginer une instance où les élus soient plus largement représentés. Il y a le Conseil de Livre, qui, initialement pas ouvert aux associations d’élus, l’est depuis une période récente. Il y a donc quelques avancées.

 

Alain Coquart. Il ne faut pas confondre co-construction et cogestion. Autre remarque. On se plaint  en disant que l’Etat impose des normes, des règles, etc. Je crois qu’il doit rester le garant de l’équité. Il ne s’agit pas d’être ou non en accord avec un politique déterminée au plus haut niveau… Mais rien ne serait pire qu’une dispersion des pratiques et des politiques au niveau régional ou intercommunal où chacun ferait à sa façon. Nous avons besoin d’un cadre minimum. C’est le rôle de l’Etat. Je sais bien que ce n’est pas très à la mode d’être jacobin… Disons que je suis un jacobin de proximité.

 

Alain Rouxel. J’abonde tout à fait ce qui vient d’être dit. La revendication de co-élaboration des politiques publiques ne signifie absolument pas une demande l’effacement de l’Etat. Bien au contraire, il doit continuer à jouer un rôle important.

 

Par ailleurs, il y a un troisième point sur lequel les choses ont avancé pour la co-construction, le fait que nous arrivions enfin à mettre en place des outils d’observation et d’évaluation (dans une optique qui n’est pas purement comptable). C’est une demande très forte des collectivités, qui doit mobiliser les professionnels, les régions avec les centres régionaux du livre. Quoi qu’il en soit, c’est là un troisième exemple où l’on peut arriver à un début d’une autre manière de fonctionner entre l’Etat et les collectivités. Nous n’en sommes encore qu’aux ébauches, aux réflexions, mais c’est très intéressant.

 

Nicolas Georges. Sur les propositions du ministre, nous avons très clairement une feuille de route. Nous avons tracé un cadre chronologique sur cinq ans pour le déploiement de ces 14 propositions. Sur les questions qui mettent plus particulièrement en cause la réflexion des territoires et la collaboration avec les collectivités territoriales, nous souhaitons en effet parvenir assez rapidement à l’élaboration d’une lettre de doctrine qui serait une sorte de circulaire d’application de ces 14 propositions qui sera coproduits, sinon co-écrite, avec les différentes collectivités concernées et avec l’Etat.

 

Bénédicte Dumeige. Une dernière question. Quel est le rôle des DRAC ?

 

Nicolas Georges. Alain Rouxel a parlé de points de contacts comme le conseil du Livre ou le CCTDC. Les DRAC en sont évidemment un. Nous travaillons systématiquement avec les directions régionales des affaires culturelles et, de ce point de vue, un point de contact important est à trouver dans les structures régionale pour le livre, lesquelles agglomèrent à la fois des crédits d’Etat et des crédits des régions, pour mettre en place, en concertation avec l’ensemble des partenaires, des politiques du livre et de la lecture sur les territoires. Ces structures sont fédérées dans une structure qui s’appelle la FILL (Fédération interrégionale du livre et de la lecture) avec laquelle nous travaillons régulièrement. C’est là un point relais permettant d’associer un certain nombre de partenaires pour l’élaboration de politiques concertées.

 

 

 

Débat avec la salle

 

Jacques Séclet. Je voudrais poser une question aux professionnels : que pensez-vous de l’ouverture, y compris le dimanche ?

 

Ø  Depuis 2009, la bibliothèque d’Antony est ouverte le dimanche. Le public est présent. Il est sûr qu’avec le déplacement du temps professionnel vers le soir et aussi avec les temps de transports en région parisienne, les gens ne peuvent pas fréquenter la bibliothèque dès 14h. Mais il ne faut pas isoler la question du dimanche du reste de la question des horaires d’ouverture. C’est une question globale.

 

Ø  Médiathèque de Montrouge. Nous n’ouvrons pas le dimanche pour l’instant. En région parisienne, on est à 20 minutes de la BNF ou de la BPI pour accéder aux salles de travail. Par rapport aux coûts, je ne suis pas encore convaincue. C’est bien aussi que les lecteurs aient le temps de consulter les documents qu’ils ont empruntés. Pour l’ensemble de l’équipe, c’est bien aussi de pouvoir se reposer, voir nos familles et nos amis ; on travaille déjà le samedi, en soirée (deux jours à 19h30)… Il y a des efforts à faire que nous avons faits. C’est un effort à faire sur l’ensemble des services à la population.

 

Ø  Issy-les Moulineaux. Deux médiathèques sont ouvertes le dimanche depuis 1994. Il n’y a pas de règle générale, cela dépend des situations. Ici, nous attirons une grande population le dimanche. Néanmoins, il ne faut pas négliger la contrainte que cela représente pour les personnels et réfléchir aux modes de compensation pour la présence le dimanche.

 

Autre réflexion : j’ai une demande croissante d’élus et d’usagers sur le téléchargement, pas forcément de musique et de vidéos, de bibliothèques numériques. On nous demande quand nous allons numériser les livres ou prêter à distance…  Et je passe mon temps à expliquer pourquoi je ne peux pas le faire. J’aimerais bien pouvoir expliquer pourquoi je peux. Notre attente, c’est que les collectivités mettent un peu d’argent pour avoir une offre à la fois ergonomique et une collection riche d’accès numérique sur les nouveautés en roman ou sur d’autres documents. Le ministère avait parlé à un moment de licence nationale. Vous avez parlé tout à l’heure de bibliothèque régionale numérique (mais pourquoi envisager du local ?). Là est notre expectative.

 

Nicolas Georges. Sur les deux points, ouverture et offre numérique. Sur l’ouverture, c’est en effet une question importante pour les services publics dans leur ensemble. Et bien sûr, cela pose des problèmes pour les personnels. Disons juste que, d’une part, on n’ouvre pas pour ouvrir. L’idée de « 50 heures pour 50 bibliothèques », c’est 50 grandes bibliothèques parce que nous estimions qu’il y avait, dans ces grands bassins de population, une responsabilité particulière pour se poser la question et éventuellement pour y répondre par la négative après étude. Et puis la solution n’est pas forcément d’ouvrir plus mais différemment, car il y a des moments où la population aimerait avoir accès à la bibliothèque et d’autres où ce n’est pas du tout intéressant. Troisième point : une réflexion comme celle-là se pose forcément en termes de moyens… Mais je cite à chaque fois l’exemple de Lyon, une ville dont on ne peut pas dire qu’elle ne fait pas d’effort pour la lecture publique et qui emploie plus de 500 agents (la BPI, c’est 250) ! Le maire adjoint à la culture de Lyon me dit que c’est très compliqué d’ouvrir plus. Il y a eu, voilà pas très longtemps, un séminaire réunissant des bibliothèques universitaires (qui doivent être concernées par les questions d’ouverture puisqu’une bonne partie de leur public va dans les bibliothèques municipales à cause de ces questions d’ouverture) et des bibliothèques municipales. Ce séminaire comprenait une journée Outre-Rhin, à Stuttgart, ville comparable à Lyon dont les heures d’ouverture de  bibliothèques sont 30 à 40 fois supérieures à celles des bibliothèques de Lyon grâce à une organisation interne pensée différemment. Il ne faut pas se bloquer sur des points durs, qui peuvent être légitimes. Notre volonté est d’au moins faire l’effort de la réflexion. On aura ainsi montré que la France – là est le rôle de l’Etat – a fait cet effort-là. Nous avons là un devoir de réflexion.

 

Sur la question de l’offre numérique. Je ne peux dire que oui. Cette offre est très abondante pour les bibliothèques universitaires et les grands éditeurs du monde universitaire font 50% de leur chiffre d’affaires avec les publications numériques. Pour les bibliothèques municipales, c’est tout le contraire, car l’offre n’existe pratiquement pas., non pas que les éditeurs ne produisent pas numériquement mais parce qu’ils n’ont pas encore trouvé les conditions de dialogue sur le rémunération avec grands opérateurs, Apple ou Amazon, pour mettre leur offre sur des tablettes numériques. Et les agrégateurs, Numilog, Cyberlibris… ne sont pas non plus en capacité de porter une offre suffisamment abondante. Quelque chose de fondamental doit se passer pour l’émergence d’une offre de livres plus abondante. C’est un enjeu majeur pour les années à venir. La première question est donc l’offre.

 

La deuxième est comment cette offre peut-elle être adaptée aux conditions de consultation dans les bibliothèques…  Ce qui suppose une modification de notre cadre règlementaire. Aujourd’hui, les bibliothèques acquittent un droit de prêt. Il faudrait déjà que nous arrivions à concevoir ce qu’est le prêt pour les livres numérique, puis que nous demandions en quoi consiste le droit de prêt ici. Toute une réflexion doit être menée pour mettre en place une viabilité de ces modèles qui n’existe pas encore mais sur laquelle nous travaillons actuellement.

 

Encore ceci. Il peut sembler que les 14 propositions peuvent paraître ne pas s’intéresser à ces questions et ne viser que la numérisation de fonds anciens dans cinq grandes bibliothèques régionales. En revanche la question de l’offre de livres demain ne nous est pas étrangère. Nous allons créer des groupes de travail sur ces questions et nous réfléchissons à des modalités, via le Centre national du Livre d’aide à l’acquisition de fonds numériques sur les crédits du CNL qui aidaient autrefois à l’acquisition d’ouvrages papier.

 

Alain Coquart. Sur les horaires. La bibliothèque communautaire que j’évoquais tout à l’heure ouvre tous les dimanches après-midi de septembre à avril. C’est le jour de plus forte fréquentation. On avait décidé de ne pas ouvrir les autres mois en se disant que, quand le temps était au beau, les Rennais faisaient autre chose – en quoi nous nous sommes trompés. Quand on a abordé la question avec le personnel, l’enthousiasme n’a pas été débordant… On a négocié longuement pour arriver à un accord intéressant. Jusqu’ici, les ouvertures les dimanches donnaient lieu au recours à un grand nombre de vacataires et quelques professionnels payés en heures supplémentaires. On a intégré totalement le dimanche dans le rythme dub travail normal avec une compensation financière et une compensation en temps : les agents travailleront 10 dimanches par an et auront trois week-ends de trois jours par mois.

 

Autre point, on a une nocturne, le mardi soir, de 19h à 21h. Cela ne marche pas. Dernier point, pour les bibliothèques de quartier, la demande de plus d’ouverture n’est pas excessive, mais juste pour quelques glissements en fonction des habitudes de vie. Autre point encore : à Rennes, aucune bibliothèque n’est ouverte le lundi – une question que nous allons devoir résoudre d’une façon ou d’une autre.

 

Ø  Boulogne-Billancourt. Juste pour confirmer sur les dimanches. La nôtre l’est. Quand elle a été ouverte en fin 1998, elle a été instinctivement ouverte le dimanche car elle est située dans un équipement qui comprend un musée et un cinéma, l’un et l’autre ouverts le dimanche. Dans une autre configuration, la question se serait sans doute posée différemment. Quoi qu’il en soit, les gens sont ravis, viennent en famille. Mais ce n’est pas facile pour le personnel. Et cela implique un coût pour la collectivité, en heures supplémentaires et en vacataires.

 

Ø  Réseau des médiathèques de Clamart. Notre maire souhaite une ouverture les dimanches. Nous ne le faisons pas encore. Je voudrais être un petit peu provocateur vis-à-vis des élus. Le gros problème est que chaque bibliothèque, chaque personnel négocie avec ses élus. Car il n’y a pas ici de règlement, sur le paiement. Qu’est-ce que vaut une journée de dimanche d’un bibliothécaire ? A Boulogne c’est tant. A Antony c’est tant… A Clamart, ça vaut encore autre chose. Et là, le rôle de l’Etat pourrait être de nous aider à faire en sorte que les personnels ne soient pas les otages d’un certain nombre de politiques publiques…

 

Thierry Giappiconi, bibliothèque municipale de Fresnes.  Nous sommes tous d’accord ici pour dire que la règle, c’est la libre administration des collectivités locales, même s’il faut des régulateurs nationaux. L’Etat pourrait être utile dans un rôle d’incitation et d’aide. La question des heures d’ouvertures est liée à l’organisation interne des bibliothèques. Le coût de fonctionnement d’un équipement est variable selon la configuration du bâtiment. Là, les services déconcentrés de l’Etat pourraient essayer de faire en sorte qu’on n’ait pas un chef d’œuvre d’architecture non fonctionnel. Puisqu’il y a financement, il pourrait y avoir une aide pour des configurations qui soient fonctionnelles, pas dévoreuse de personnels pour surveiller des points morts. Un deuxième point concerne les systèmes d’information. On a informatisé les bibliothèques… Mais que cela a-t-il produit en économie de temps ? Il faudrait en tirer le bilan. Je crois qu’il y a un certain nombre de tâches inutiles qui persistent. Il faudrait supprimer le catalogage, ne financer que des systèmes d’information capables de récupérer correctement les notices de la BNF (et même est-ce nécessaire ? car la BNF pourrait devenir un web service qui permettrait aux bibliothèques de gérer seulement les données locales). La balle est ici dans le camp de l’Etat. Ce serait d’autant plus intéressant que la vocation de la BNF est d’être une tête de réseau. Et cela permettrait d’harmoniser les descriptions bibliographiques à l’échelle nationale et d’éviter qu’on ne recrée à différentes étapes des catalogues incapables de communiquer entre eux et qui gênent la coopération. Notamment entre bibliothèques universitaires et municipales dont la coopération à l’échelle régionale paraît être une évidence.

 

Il ne faut pas que les élus locaux aient des complexes. L’Etat a aussi un peu d’ordre à mettre dans son organisation interne. Je suis étonné de voir mener le discours de la réforme des collectivités publiques d’un côté et, de l’autre, e voir subsister des aberrations. Par exemple, sur un service de l’Etat distant de 700 mètres – la BPI et la BNF – il y a à la BPI un service de catalogage… C’est tout de même plus intéressant d’optimiser des postes de fonctionnaires existant plutôt que de les supprimer. Il n’y a pas trop de fonctionnaires dans les bibliothèques, mais un certain nombre qui pourraient être mieux employés, notamment pour ouvrir.

 

Dernière chose, sur l’observation et l’évaluation. Il faudrait que les statistiques et les études faites par l’Etat respectent un certain nombre de règles normatives (ISO et AFNOR). Or souvent des prestataires ou des services de l’Etat produisent des enquêtes qui ne tiennent aucun compte des normes, et cela à l’inverse de toute règle scientifique. On ne peut donc faire aucune comparaison. Exemple caricatural, la fameuse enquête du CREDOC qui a eu lieu il y a quatre ans et selon laquelle nous en serions aujourd’hui à plus de 50% de fréquentation des bibliothèques.

 

Bénédicte Dumeige. J’ai noté plusieurs choses : le souci d’une réflexion à un niveau extra municipal, plutôt national, quant au mode de négociation avec les personnels pour les horaires le dimanche ou en soirée ; le souci de rationalisation, notamment pour les projets architecturaux, le catalogage, la numérisation… ; le souci de coopération.

 

Nicolas Georges. Sur les horaires d’ouverture et la prise en otage des personnels. C’est de la mauvaise politique : les personnels de doivent pas être pris en otage de tel ou tel slogan municipal. Politiquement, lorsque le travail est bien fait, on avance sur des projets, qui s’étudient, se négocient avant de devenir des slogans. Je suis persuadé que le maire de Clamart entrera dans une optique de projet sur l’ouverture le dimanche.

 

Sur la construction des bibliothèques. Franchement, une bonne partie de mes collaborateurs passent leur temps à étudier les projets de bibliothèques avec les collectivités locales. Nous avons un architecte conseil pour cela, pour une raison très simple : nous avons 80M€ à dépenser, et donc nous instruisons en mode projet architectural les projets de construction dans le cadre du Projet scientifique et culturel des bibliothèques. Je peux répondre ici la tête haute. Nous allons d’ailleurs faire paraître un guide pour le maître d’ouvrage sur la construction de bibliothèque dont Alain Rouxel est l’un des auteurs.

 

Sur le catalogage et, plus généralement, de l’emploi du temps des services des bibliothèques. Ici, je ne peux qu’abonder en votre sens. Je suis conservateur, j’ai fait du catalogage et je peux vous dire que ça ne m’intéresse pas. C’est un travail assez « bestial ». Et je pense qu’on peut employer les bibliothécaires à des choses beaucoup plus intéressantes et en particulier à se mettre au service du public. Je suis aussi tout à fait d’accord que la BNF devrait être un web service qui publie à un prix très réduit ses notices bibliographiques de façon à ce qu’elles puissent être reçues par les bibliothèques. Nous travaillons en ce sens, mais ce n’est pas un travail facile, car les bibliothécaires de la BNF sont eux persuadés que le catalogage est le cœur du métier. C’est un travail interministériel, avec le ministère de l’Enseignement supérieur, pour harmoniser nos pratiques. J’accepte les critiques et sachez que nous essayons de nouer un dialogue intelligent avec des gens séparés de nous seulement par la Seine.

 

Bénédicte Dumeige. On sent bien que le statut de la négociation est une question qui va toucher directement les élus. On a parlé d’otages d’une politique publique…

 

Alain Coquart. C’est même pire que ce que vous pensez. Pour la bibliothèque dont j’ai parlé, l’heure le dimanche vaut tant et pour le musée qui est dans le même bâtiment, elle vaut autre chose. C’est encore un troisième tarif pour le musée de la ville de Rennes… Je ne suis pas spécialiste de la rémunération des fonctionnaires territoriaux, mais c’est vrai qu’on se perd dans le dédale des primes, des indemnités, etc. Pour ma part, je suis en faveur d’une uniformisation.

 

Alain Rouxel. En complément, j’ai aussi été adjoint chargé du personnel dans ma collectivité. Mon expérience a été celle du passage aux 35 heures réalisée en avance sur la loi. La complexité est un fait, selon les catégories, selon les situations… On peut le regretter, mais il faut aussi laisser leur rôle aux syndicats sur le plan national. Celle des fonctionnaires demandent-elles une uniformisation sur la rémunération les dimanches ? Les situations sont extrêmement diverses. Certains services doivent fonctionner le dimanche, comme le spectacle vivant. Et sur le plan local, les bons politiques négocient, en général selon le principe « gagnant-gagnant ». Et on arrive à des compromis acceptés, parfois même revendiqués par la majorité des personnels. Parfois même, quand une collectivité décide de moins ouvrir le dimanche, les professionnels se mettent en grève…

 

Ø  Courbevoie. Je voudrais ouvrir un autre débat et m’adresser aux élus. Serait-il possible que vous ayez une réflexion sur la tarification. On a parlé de gratuité. Tout le monde était d’accord, selon des arguments de bonne qualité. Mais quand ion se retrouve sur une commune où l’adhésion est payante, il est plus facile de défendre la gratuité avec des textes venant d’élus  que de bibliothécaires toujours soupçonnés de corporatisme. Si vous pouviez nous aider là-dessus, ce serait sympa.

 

Ø  Pour les négociations sur l’ouverture le dimanche, il ne faut pas considérer que le dimanche mais l’ensemble du temps de travail. Pour ce qui est de la gratuité, et sans me mettre à la place des élus, je ne crois pas que tout le monde soit d’accord ni que les élus puissent porter un texte là-dessus. Je passe la parole à mon élue…

 

Ø  Isabelle Roland, maire adjoint à la culture à Antony. Nous avons voté les tarifs de nos deux médiathèques et si la gratuité a été largement étendue – les jeunes, les enfants, chômeurs, etc. – nous avons maintenu un tarif payant symbolique, même si on sait que, sur le plan de la gestion, ce n’est pas un apport considérable. J’ai souhaité que la gratuité ne soit pas généralisée pour le symbole et qu’il y ait vraiment une inscription avec une responsabilité de la part de l’emprunteur. La notion e gratuité pour tout ne me semble pas forcément responsabiliser les usagers.

 

Bénédicte Dumeige. Cette question ne concerne-t-elle pas l’Observatoire que le ministère veut créer ? Aura-t-il une mission sur les tarifs ?

 

Nicolas Georges. A priori nous ne l’avons pas prévue. Nous l’avons plutôt conçu comme un Observatoire chargé d’établir une sorte de compte national de la politique de la lecture publique, en essayant d’identifier, niveau de collectivité par niveau de collectivité, les responsabilités, les missions et les efforts budgétaires. Cela étant, rien n’empêche, à un second stade, de greffer à cet observatoire quelque chose sur ce qui serait les bonnes pratiques, en quelque sorte.

 

Alain Coquart. Je n’ai pas de certitude, notamment sur le fait que la gratuité serait un facteur essentiel de la démocratisation. Rennes continue à faire payer l’abonnement – 15€/an – sachant que la gratuité est accordée jusqu’à 18 ans. Pour les 18 à 26 ans, le tarif est à 3€. Et toutes les personnes aux minimas sociaux bénéficient de la gratuité. Par ailleurs tous les habitants de la communauté d’agglomération bénéficient d’un tarif préférentiel.  Il y a donc relativement peu de gens qui paie plein tarif. Il y a un symbole. De la même manière certains élus revendiquent la gratuité des transports en communs. Je suis aussi assez réservé sur ce point.

 

 

 

Conclusion

 

Alain Rouxel. Je veux simplement retenir ici quelques points. J’espère que cette journée a répondu au moins à une partie de vos attentes.  Je suis assez optimiste en constatant que la quasi-totalité des inscrits sont restés dans la salle. La journée est importante. Nous avons, pour la première fois, autour de la table et dans la salle d’abord le diptyque Etat/collectivités territoriales et, à l’intérieur des collectivités, celui des élus et des professionnels.

 

Beaucoup de  questions ont été soulevées. Il y a toujours, en filigrane, la question des publics, que ce soit sur le numérique, autour de ses conséquences et de ses apports, ou la gratuité, l’ouverture, l’accueil des jeunes, des étudiants. Une autre problématique m’a parue très présente –c’est un signe des temps –, celle des questions budgétaires, financières.

 

Dernier point, nous avons abordé un certain nombre d’expérience qui, souvent, étaient porteuses d’avenir et intéressantes pour les bibliothécaires comme pour les élus. Enfin, les relations entre les élus et les bibliothécaires, très importantes pour la lecture publique, ont été évoquées. Pour ma part, je suis complètement satisfait de cette journée ? Je vous remercie donc pour votre attention et pour votre présence.

 

 

 

Transcription réalisée par Vincent Rouillon pour la FNCC