Sélection Petits éditeurs - novembre 2016

BiB92 - Commission Petitd éditeurs Novembre 2016

Sélection novembre 2016

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Commission Petits éditeurs BiB92 – Sélection novembre 2016

ARDITI, Metin. - L’enfant qui mesurait le monde. - Grasset. - 293p. - 19€
Ce nouveau roman d’Arditi est assez inégal et le scénario comme la trame narrative, manquent de profondeur et de cohérence. Les personnages principaux sont plus ou moins attachants et certains m’ont rebuté, à l’instar de Maraki, la mère de Yannis, l’enfant autiste « qui mesure le monde », incapable de voir et de comprendre le trouble de son fils et le laisse végéter sans employer une seule fois le terme « autisme » ; je trouve cela très arriéré, à moins que l’auteur ait utilisé ce procédé pour montrer que Kalamaki était une petite île coupée du monde… Bref, c’est tout de même bizarre et maladroit !
J’ai aussi trouvé que l’écriture d’Arditi était moins recherchée : elle reste en surface, est basique et n’a pas «l’empreinte habituelle» de son auteur, une marque de fabrique qui m’a fait adorer ses précédents textes, tandis que pour celui-ci, ma lecture fut poussive et nettement moins enthousiasmante. Néanmoins, certains personnages solaires comme Dickie, Eliot et le père Kosmas relèvent le niveau, tout comme les descriptions des paysages grecs.
Un ouvrage plutôt moyen et qui tranche avec les autres œuvres de l’auteur suisse d’origine turque ; j’espère que son prochain rattrapera ce roman…

ATTENBERG, Jami. - Mazie, Sainte patronne des fauchées et des assoiffés. - Les Escales. - Traduit de l’américain. - 391p. - 22€
Mazie Phillips-Gordon vit avec sa petite sœur Jeanie, ainsi que sa grande sœur Rosie et son mari Louis dans un quartier populaire de New York. Elle tient la caisse au Venice, un cinéma dans un quartier de Manhattan, de 1907 à 1939. A travers son journal intime, nous découvrons ses histoires de famille, entre une grande sœur trop protectrice et une petite sœur volatile et libre, ses histoires d’hommes, dont un certain Capitaine, son amour de la fête et ses promenades dans les rues new-yorkaises…
Ce qui marque le plus chez Mazie, c’est sa force de caractère et sa sincère générosité pour tous ceux qui sont dans le besoin. D’ailleurs, après la Grande Dépression, beaucoup se retrouvent sans abri et sans ressource…On s’attache d’emblée à Mazie qui nous livre son histoire sans fioritures. Elle est honnête et directe, et c’est tout ce qui fait son charme. Le langage cru employé par l’auteur correspond parfaitement à Mazie et la rend très vivante. Son amour de la rue, de la vie qui s’y passe nous donne un véritable aperçu des faubourgs de New York dans les années 1920-1930.
Par ailleurs, les voix d’autres personnages se greffent au récit, ils racontent comment ils ont connu Mazie. Cet aspect fait ressortir le mythe qu’il y avait autour d’elle : une femme qui n’avait pas froid aux yeux, qui n’en faisait qu’à sa tête et surtout, qui n’hésitait pas à aider son prochain. En plus, ces témoignages annexes permettent de mieux s’imprégner de la vie du quartier : on découvre les conditions de vie des familles des appartements. C’est un livre généreux (comme son personnage) où l’on suit la vie trépidante de Mazie, avec ses moments de bonheur et ses coups durs.

AUDUR AVA OLAFSDOTTIR. - Le rouge vif de la rhubarbe. - Zulma. - Traduit de l’islandais. - 156p. - 17,50€
Agùstína est une adolescente islandaise, née handicapée des jambes, ce qui ne l’empêche pas d’avoir le projet de gravir avec ses béquilles le sommet de 800 mètres qui domine le petit village côtier d’Islande où elle vit.
Sa mère ne se manifeste que par quelques brèves lettres, envoyées du bout du monde où elle est chercheuse. C’est Nina qui s’occupe d’Agùstína, en tenant le rôle de grand-mère. D’ailleurs, dans ce petit village isolé, tout le monde se connaît et se soutient, y compris Vermundur qui soutient « un peu trop » certaines femmes. Agustina aime rêver sur la plage, en été. Elle y confie à la mer des messages glissés dans une bouteille, pour qui ? Peut-être à son marin de passage de père ? Elle aime aussi se réfugier dans le petit carré de rhubarbe, au-dessus du village, là où elle a été conçue et d’où elle peut observer les lieux.
Ce roman est tout simple, gracieux et touchant. On y retrouve en germe le charme, que l’on avait découvert dans l’inoubliable Rosa Candida. La rhubarbe est le lien entre les habitants qui s’échangent des confitures et des jus, c’est l’image acide et piquante de la personnalité d’Agùstína. Avec un peu de sucre et de poésie, l’auteur nous donne envie d’y goûter !

BARTHELET, Marie. - Celui-là est mon frère. - Buchet Chastel. - 166p. - 14€
Dans un État oriental indéfini, se déroule un affrontement fratricide pour le pouvoir. Le pays décrit ressemble à l’Egypte (désert, serpents, jardins luxuriants, salons chaleureux, plats au goût de miel). L’époque indéterminée est pourtant moderne.
Deux garçons sont élevés ensemble par le maître du pays. L'un est son fils, l'autre est adopté. Ils partagent une amitié fusionnelle jusqu'au jour où le second s'enfuit après avoir tué un homme. Le garçon a le sentiment d’avoir perdu son double.
Après dix ans de séparation, le jeune monarque voit revenir celui avec qui il a grandi. On imagine la joie de ce frère de cœur, mais les amis sont devenus ennemis jurés. Leurs retrouvailles se transforment en confrontation. Le revenant appartient à la minorité opprimée des hilotes. Il exprime ses revendications : le roi est l’oppresseur du peuple. Ses demandes insatisfaites sont suivies de dix fléaux qui ravagent le pays, telles les plaies d’Egypte, visant à faire plier le roi : une «vague pourpre» témoin de pollution, empoisonne l'eau, détruisant la nature et les hommes. Puis, les céréales sont ravagées par les criquets et la grêle ; la lèpre et les maladies déciment troupeaux et hommes. Les calamités s'enchaînent, détruisant la confiance du peuple.
Les deux frères ne sont jamais nommés : il y a celui qui parle et celui qui écoute. Celui-là est mon frère est ainsi un texte à la portée universelle. Qu'importe le lieu, les protagonistes, l'essentiel est dans les sentiments, les souvenirs, l'amour fraternel, la rivalité et la haine qui émanent des personnages. Marie Barthelet, en ne donnant aucune précision géographique, historique ou religieuse, laisse libre le lecteur. Cette tragédie nous propose une réflexion sur l'aveuglement du pouvoir.
Dans une interview à la librairie Mollat, l’auteur précise que son roman est une variation biblique de Pharaon et Moïse. En le transposant dans un monde contemporain, elle nous offre un conte universel sur l’amitié et de la trahison. Intemporel ou terriblement actuel, il nous rappelle les luttes pour l'obtention du pouvoir. (www.youtube.com/watch?v=TBQFGhi1LBI)
Un premier roman prometteur, puissant et émouvant, habilement construit et servi par une écriture élégante. Un coup de cœur inattendu.

BEGAUDEAU, François. - Molécules. - Verticales. - 250p. - 20€
Jeanne Déligny a 44 ans, elle est salariée d’un centre hospitalier spécialisé et l’épouse d’un pharmacien. Elle a une fille, Léna.
François Bégaudeau nous plonge au cœur de l’investigation sur l’assassinat de Jeanne Déligny. Avec la Haute-Savoie comme paysage de fond, le capitaine Brun mène l’enquête avec son collaborateur, le brigadier Calott. Mais le lecteur est vite déconcerté car, dès les cent premières pages, il a connaissance de l’assassin, dont il va suivre le procès, avec cette question lancinante : faut-il assouvir ses pulsions de violence ? Le lecteur s’attache vite aux personnages : à Charles Déligny qui devient dépressif à la suite de la mort de sa femme, à l’assassin qui reçoit Sonia, une visiteuse de prison, à Didier ancien pensionnaire du centre hospitalier spécialisé et à Léna, la fille de Jeanne qui deviendra doctorante en chimie moléculaire.
Ce roman policier est centré sur la psychologie des personnages et sur leur environnement social. J’ai pris plaisir à lire ce livre que je recommande.

BENEDETTI, Mario (1920-2009). - Qui de nous peut juger. - Autrement. - Traduit de l'espagnol (Uruguay). - 129p. - 15€
L'histoire est racontée par chacun des trois protagonistes sous une forme différente : journal, lettre de rupture et nouvelle.
Miguel et Alicia sont mariés depuis de nombreuses années, mais il lui semble qu'Alicia l'a épousé par erreur et qu'elle a toujours préféré le mystérieux Lucas. Miguel évoque aussi son enfance au milieu de parents qui se disputent sans cesse. Alicia annonce à Miguel qu'elle le quitte pour Lucas. Elle ne supporte plus l'indifférence de Miguel à son égard. Lucas écrit à partir de leur histoire une nouvelle passablement alambiquée, ridicule, truffée de considérations sur sa grandeur d'écrivain.
Bien difficile de savoir qui dit vrai de ces trois personnages ! Ils auront passé leur vie à cacher leurs sentiments et à se méprendre sur les intentions des autres.
Réédition d'un roman paru en 1953. Un moment de lecture très plaisant.

BERNARD, Michel. - Deux remords de Claude Monnet. - La Table ronde. - 210p. - 20€
 « Remord » fait penser au « Repentir » : terme utilisé en peinture.
Roman en 3 parties = 2 remords et 1 chapitre sur Monet lui-même.
1 - FREDERIC
1er remord. Le roman s'ouvre sur la guerre de 1870 contre la Prusse à laquelle a pris part le jeune peintre Frédéric Bazille et sur sa mort lors d'une attaque au front. L'auteur relate quelques séquences de sa brève vie en famille en Provence et met en avant son tableau « Réunion de famille ». Il était l’ami de Monet, Renoir et Sisley.
2 - CAMILLE
Dans le second remord, par fines touches comme un peintre impressionniste, l'auteur fait revivre Camille Doncieux, femme et modèle de Monet. Avec minutie, il recrée leur vie familiale avec leurs fils à Londres, en Normandie, à Vernon ou à Argenteuil. L'amour pour sa femme (décédée prématurément) et l'amour des jardins guideront Monet toute sa vie.
3 - CLAUDE
Chapitre dédié aux dernières années de Claude Monet, à Giverny, où œuvre et existence s'entremêlent.
Très belle écriture à forte évocation poétique et historique détaillée.
4 tableaux importants sont présentés dans l'ouvrage.
Roman qui donne envie de retourner à l'Orangerie voir les Nymphéas.

BOLGER, Dermot. - Ensemble séparés. - J. Losfeld. - Traduit de l’anglais (Irlande). - 369p. - 24,50€
Dans une succession de chapitres titrés sur un personnage avec date et heure de l’action (le roman se passe sur quelques jours), l’auteur pose un regard caustique sur deux couples de presque quinquagénaires en crise.
Le désir d’acquérir une nouvelle maison pour plaire à Alice, sa femme névrosée, fait faire des folies à Chris, son mari qui suit les conseils de Ronan, son voisin, fraîchement remarié à une charmante et jeune Philippine pas autssi  «  Barbie » que tous le croient. Une spirale de lieux, de souvenirs, de désirs, d’enchaînements maléfiques nous amènent à un dénouement cathartique, dans lequel les protagonistes essaient de reprendre pied. Pour Alice, il s’agit d’arrêter de vivre en schizophrène partagée entre sa vie réelle et la vie qu’elle a ratée, adolescente par amour (?) pour ses parents ; il s’agit pour Ronan de se remettre à sa place d’homme ; pour Chris, de cesser ses magouilles (d’ailleurs, la crise financière irlandaise en sonne le glas !) et pour Kim, de vivre sa vie de femme et non plus celle d’une poupée entretenue ! Sans parler des ouvriers du bâtiment d’Europe de l’Est qu’ils avaient embauchés…
Le titre irlandais est « Tangelwood », bois entrelacés, terme qui décrit deux arbres qui, en poussant, s’entremêlent tellement qu’ils se tuent par étouffement et pompage de la sève de l’autre, métaphore du couple de Chris et Alice.
C’est un roman fort sur la nature humaine et la libération de carcans sociaux, d’autant plus fort dans une Irlande qui s’extirpe de ses traditions !

BOUZAR, Dounia. - Ma meilleure amie s’est fait embrigader. - De La Martinière. - 232p. - 14,50€
Sarah et Camille sont inséparables. Mais un jour, Sarah sent que Camille s’éloigne, est différente. Elle la croise cachée sous un niqab : Camille est tombée dans l’islam radical, se fâche avec ses parents, n’éprouve plus de sentiments, ne va plus au lycée. Plus rien n'existe autour d'elle, chaque tentative pour l’éclairer la renforce un peu plus dans son aveuglement. Elle s’est fait de nouveaux amis sur Internet, des pro-Daesh ; les non convertis sont des mécréants. Camille est « devenue une sorte de robot hypnotisé qui fonctionne en mode automatique ». (p. 88). Sous la coupe d’Abucobra, elle prépare sa fuite en Syrie. Ses parents sont atterrés, le père la rejette.
Pour son amie impuissante, le «sauvetage de Camille est l’objectif n°1.» (p. 166). Sarah veut comprendre «comment elle a réussi à se perdre à ce point. Je n’arrive pas percevoir une once de rationalité dans sa chute dans l’horreur.» (p. 143). Elle met du temps à saisir ce qui se passe avant de tout faire pour la sauver. Sarah défend son amie contre elle-même et défend aussi l'islam qui est sa religion, pervertie par Daesh aux fins de sa dictature. Sarah réchappe de l’attentat du Bataclan. Les deux jeunes filles sont complètement perdues après ces expériences traumatisantes.
Le processus de déradicalisation est aussi important à connaître, car des jeunes qui n'étaient pas attirés par la religion se font happer par la propagande, via les réseaux sociaux.
Des chapitres courts, un roman à deux voix, un style alerte. Un livre qui dénonce l’embrigadement numérique des jeunes. Facile à lire et très prenant, un livre à faire découvrir à tous les grands ados.

CARISEY, Christian. - La confusion du monde. - Le Cherche-midi. - 247p. - 17,50€
Le récit débute en 1486. Le royaume de Grenade est la dernière région d'Andalousie encore musulmane. Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon sont en passe d'achever leur « reconquête », avec le soutien de l'Eglise. Ils séjournent à Cordoue, ville depuis laquelle se prépare l'attaque décisive contre Grenade.
Christophe Colomb se rend à Cordoue pour y rencontrer le couple royal. Il espère obtenir de la reine le financement de l'expédition qui ouvrira une nouvelle voie maritime vers les Indes occidentales. Outre qu'il coûte très cher, le projet a de nombreux détracteurs : Ferdinand tient avant tout à régler la question de Grenade et des musulmans ; l'Inquisition souhaite au plus tôt se débarrasser des juifs ; les savants pensent que les calculs de Colomb sont faux...
L'auteur fait revivre une période-clé de l'histoire du monde avant l'Amérique et dresse un portrait étonnant du couple royal. Isabelle de Castille y apparaît plus humaine qu'on ne l'imaginait, même si l'on sait qu'elle pliera devant les pressions de l'Inquisition.

CARLIER, Stéphane. - Les perles noires de Jackie O. - Le Cherche Midi. - 413p. - 17,50€
Gaby est une femme de chambre intelligente que la vie n’a pas épargnée. À soixante ans passés, elle vit dans un appartement miséreux et fait le ménage chez des gens richissimes. Quand elle découvre la combinaison du coffre-fort d’un de ses employeurs, son pouls s’accélère et un plan saugrenu commence à prendre forme dans sa tête. Elle va cambrioler son employeur ! Seulement voilà, rien, mais absolument rien, ne va se dérouler comme prévu…
Les perles noires de Jackie O. nous propose une palette de personnages saugrenus qui, sans avoir mauvais fond, sont prêts à tout (ou presque) pour tenter d’améliorer un peu leur vie.
L’écriture est simple, efficace et l’intrigue est palpitante (malgré une fin un peu conventionnelle), avec une succession de situations abracadabrantesques.
Rajoutez-y une touchante et inattendue histoire d’amour et vous passez un très bon moment de lecture.

CHAILLOU, Stéphanie. - Alice ou le choix des armes. - Alma. - 135p. - 16€
POUR :
Le thème est très en vogue (le harcèlement moral, le burn-out…) mais traité ici d’une manière singulière : un style parfois très durassien, une tentative d’approche par la langue de ce qui semble échapper à l’enquêteur chargé d’élucider le meurtre sordide d’un cadre d’entreprise sur la base d’une lettre anonyme dénonçant Alice, narratrice hypnotique de sa tragédie intérieure.
Les brefs chapitres, très efficaces, sont entrecoupés de passages visant, semble-t-il, à représenter sur une autre scène ce qui l’est, par ailleurs, dans ce récit à la narration disséquant les événements factuels et intérieurs qui ont, peut-être, conduit au meurtre… Il ne faut pas chercher de vraisemblance dans l’enquête, pas de suspense propre au polar ou au thriller : ce qui compte ici, c’est l’urgence pour Alice de trouver à dire comment elle s’est trouvée plongée au cœur d’une descente aux enfers professionnels et non pas l’enquête ni le meurtre, prétextes à un texte aux enjeux plus profonds.
Une curiosité à lire sans a priori.

CONTRE :
L'inspecteur François Kerrelec, chargé d'enquêter sur la mort de Samuel Tison, veut savoir si l'ancienne assistante de Tison, Alice Delcourt, a quelque chose à voir avec le meurtre. La lettre d'un corbeau l'indique en tout cas. Au fil des entretiens, l'inspecteur comprend qu'Alice a été harcelée par son ancien supérieur. Encore sous le choc, elle raconte : les paroles humiliantes, la mise à l'écart, puis le changement de service alors qu'elle avait trouvé la force de dénoncer les faits. Enfin, la démission.
L'inspecteur reproduit dans ses comptes rendus la difficulté d'Alice à s'exprimer (répétitions, hésitations, phrases inachevées), ce qui rend la lecture peu fluide.
A la fin de certains chapitres, on trouve des phrases étranges appelées « théâtre d'Alice ». Je n'ai pas compris si c'étaient les réflexions personnelles de l'inspecteur ou celles d'un second narrateur omniscient (en écho au prologue).
Alice ou le choix des armes est intéressant mais sur ce sujet, j'ai préféré Les heures souterraines de Delphine de Vigan, qui était moins déroutant dans la forme et plus vraisemblable.

CHANTREAU, Jérôme. - Avant que naisse la forêt. - Les Escales. - 217p. - 18€
Pour organiser l'enterrement de sa mère, Albert retourne dans la maison familiale en Mayenne, cachée au milieu de la forêt. Il est seul dans la maison vide, entourée d’animaux, et cherche des chansons pour la cérémonie.
Albert, le dernier d'une lignée de femmes, découvre des choses sur sa mère. Il se souvient de son enfance et sent l'emprise des lieux sur lui. Il a grandi avec la légende d'un ermite qui erre dans la forêt. Celle-ci est le second personnage et semble étendre son ombre sur le narrateur de manière un peu fantastique... Quand la mère a fait abattre le chêne, on a découvert des cavités dans ses racines.
L'auteur nous fait totalement oublier que le sujet du retour dans la maison familiale suite à un deuil est éculé. De quoi hérite-t-on ? De la forêt, des peurs, du fardeau familial. Ce livre est un hymne à la nature.
Magnifique, envoûtant, hypnotique !

CHI, Zijian. - Le dernier quartier de lune. - Picquier. - Traduit du chinois. - 366p. - 22€
Il y a 300 ans, l’armée russe a envahi le territoire des Evenk, au bord de la Léna. Le peuple évenk, au nord-est de la Chine, que certains appellent les Yakoutes, vit au rythme de la nature, en autarcie. Leur seule relation avec le monde extérieur est la visite d’un « colporteur » russe qui leur amène les marchandises. Leur culture est menacée par la sédentarisation ainsi que les occupations japonaise, russe et la Révolution culturelle.
La narratrice est une vieille femme de 90 ans. Elle vit dans son tipi comme une nomade, dans la montagne, au milieu de ses chers rennes. Elle souhaite raconter sa vie, avant que les Evenks ne disparaissent, décimés par les occupants et l'exploitation forestière. « Je suis évenk. Je suis la femme du dernier chef de clan du peuple évenk. » (p. 14) Elle évoque leur attachement au renne, les migrations des troupeaux, la cohabitation avec les esprits et les forces occultes, etc.
Ce peuple croit aux esprits ; quand ils maudissent les rennes, tout le troupeau meurt. La narratrice perd son père enfant, foudroyé. Elle se marie et bientôt, il y a un « petit faon » dans son ventre.
Les femmes s’occupent des tâches quotidiennes de la cuisine et du bétail. Vous apprendrez comment construire un tipi, un canoë, couper les bois des rennes, apprivoiser un autour, quels sont les robes de mariées et les rites funéraires.
Un roman Nature writing chinois joliment écrit !

COUDERC, Frédéric. - Le jour se lève et ce n’est pas le tien. - H. d’Ormesson. - 368p. - 20€
A New-York, Léonard est un obstétricien renommé et entouré d’une famille aimante. Il a été élevé par Dora, mère célibataire qui n’a jamais voulu lui parler de son père. Sur sa demande, Dora est enterrée dans le cimetière cubain du Bronx, choix qui le fait s’interroger sur ses origines. Il est agressé par un groupe pro-life, car il pratique des IVG, s’en remet avec des interrogations sur les auteurs réels de cet acte qui renforcent sa volonté d’éclaircir ses origines et part pour Cuba.
Là, ses recherches l’emmèneront dans le premier cercle autour de Fidel Castro et, particulièrement, de Camilo Cienfuegos, révolutionnaire moins connu.
Dès le début du roman, les chapitres alternent entre la vie actuelle de Léonard et celle, cinquante ans plus tôt, où l’emmènent ses recherches. Il découvre la vie de Dora-Dolorès à la Havane, vie consacrée à la danse. L’origine de la fortune de sa famille est liée à la collusion de son père avec le dictateur Batista, soutenu par les Etats-Unis et la mafia. Une idylle romanesque et dangereuse s’est tissée entre Dolorès et Camilo. L’arrivée de Leonardo à La Havane va réveiller des drames.
Petite et grande histoire s’imbriquent, les va-et-vient entre présent et passé maintiennent une tension qui accroche le lecteur. On revit le fantasme des jours meilleurs prédits par les révolutionnaires, suivis des jours de drame liés à la corruption, aux mafieux et aux récupérations étrangères.
Le style est très journalistique et, même, cinématographique.
On ne lâche pas le roman !

CREWS, Harry. - Descente à Valdez. - Allia. - Traduit de l’anglais. - 62p. - 7,50€
En 1975, Harry Crews débarque à Valdez, en Alaska, où il y a encore 52.000m2 de glaciers. Il est envoyé par le magazine Playboy pour écrire un reportage sur la construction de l’oléoduc, le Trans-Alaska, de gigantesques conduites en acier de 600 km qui parcourront 1.284 km. Le territoire regorge de pétrole et s’écoulera 2 000 000 de barils par jour. Les travaux sont colossaux ; le paysage est dévasté par des engins en tout genre. Que deviendront les caribous, les faucons et les migrations des poissons ? Nul ne s’en soucie…
H. Crews arrive dans une ville en pleine évolution. Il n’y a qu’une seule rue pavée et un grand bar, un hôtel. Il rencontre toute une faune pas très recommandable ou encore un tatoueur un peu fou. Il enchaîne les situations rocambolesques, se saoule, se réveille avec un tatouage réalisé à son insu ! L’auteur cite de nombreux chiffres prouvant qu’il connaît son sujet.

DAULL, Sophie. - La suture. - P. Rey. - 198p. - 17€
L'auteur a écrit Camille mon envolée après avoir perdu sa fille de 16 ans. Dans ce deuxième récit, elle évoque sa mère Nicole, disparue il y a trente ans.
Nicole était une femme très secrète, qui n'avait livré que des bribes de son passé. A partir de maigres pistes (quelques lettres et photos, pour l'essentiel), l'auteur part à la découverte des lieux et des gens que sa mère a pu connaître pour essayer de reconstituer sa vie. Pour commencer, elle retrouve le café que tenaient ses grands-parents en Seine-et-Marne, devenu aujourd'hui un kebab. Comme Sophie Daull l'écrit elle-même, les lieux et les gens semblent tout droit sortis de la France de Raymond Depardon.
L'auteur a également souhaité réunir (faire une couture, une suture) dans ce livre sa mère et sa fille, qui ne se sont pas connues.
Un récit émouvant et fort, jamais larmoyant.

DJAVADI, Négar. - Désorientale. - L. Levi. - 350p. - 22€
L'écrivain, qui vit à Paris et née en Iran à l'époque du Shah, raconte l'exil en France de Kimia, jeune Iranienne, dont la famille fuit la révolution des ayatollahs, après avoir subi l’autoritarisme du Shah. C’est un roman sur trois générations d’une grande famille bourgeoise. Tendresse et humour, grand désir de liberté et d’indépendance dans cette famille, le père fuit le premier, puis la mère et ses trois filles ensuite, à pied par la montagne.
Le roman débute à l’hôpital Cochin où Kimia attend sa PMA. C’est tout au long de cette attente que la jeune femme évoque son histoire, très proche de celle vécue par l’auteur.
Nous parcourons soixante ans de l’histoire de l’Iran et l’auteur nous met en face du problème de l’intégration. Faut-il se « déprogrammer » avant d’assimiler les coutumes du pays d’accueil ? Perdre ses traditions, ses repères ?
C’est un roman foisonnant qui montre le choc des cultures, de l’Orient traditionnel au monde moderne et aux problèmes de société. Kimia est homosexuelle, passible de pendaison en Iran, et se fait inséminer grâce au don d’un ami commun, car elle ne veut pas d’un enfant sans père. La lente prise de conscience de cette orientation est extrêmement bien amenée au fil du roman.
Le récit est conduit avec beaucoup d’habilité, beaucoup d’images et de fonds sonores. Les personnages sont hauts en couleurs et en personnalité, on découvre une société cultivée, ouverte au monde, mais obligée de fuir ou de s’incliner. On s’attache à Kimia, à ses sœurs ou ses oncles, du numéro 1 au numéro 6 et au souvenir de Nour, la grand-mère aux yeux bleus comme la mer Caspienne, décédée le jour de la naissance de Kimia.
PRIX DU STYLE

DE WAAL, Kit. - Je m’appelle Léon. - Kero. - Traduit de l’anglais. - 349p.- 20€
A 9 ans, Léon, heureux d'avoir un petit frère, se retrouve très vite seul à s'occuper de lui. Sa maman, abandonnée par les deux pères de ses enfants, n'arrive plus à subvenir aux besoins de la famille et déprime tandis que les enfants seront placés en famille d'accueil. Jake, un bébé blond aux yeux bleus sera vite adopté mais Léon, métis, restera avec Maureen qui lui offre un foyer de remplacement. Léon, attaché à son petit frère, souffre de leur séparation et jure de le retrouver un jour. Lors d’un moment de grand désespoir (Maureen est à l'hôpital, sa mère dans un centre d'accueil médicalisé), il rencontre Tufty, "l'homme-guêpe", un jardinier travaillant dans des jardins partagés situés non loin du quartier où il habite. Il le rejoint sur son nouveau vélo dès que c'est possible et apprend comment cultiver des légumes, comment devenir responsable...
L'auteur, ayant travaillé dans les services sociaux, donne la parole à l'enfant qui, en toute confiance, espère qu'il pourra de nouveau vivre avec sa maman et son petit frère ; la narration est très intense. Léon est tantôt grand (il doit comprendre la situation familiale et s'y adapter vite), tantôt petit (il est attaché à ses Raider et à Action Man, ayant des difficultés à supporter l'angoisse qui l'envahit). L'action du roman se situe dans les années 80, en Angleterre, à une époque mouvementée (montée du racisme, manifestations des Noirs). C'est un roman à caractère social, mais surtout extrêmement attachant et bouleversant.

DONNER, Christophe. - L’innocent. - Grasset. - 209p. - 18€
Christophe Donner joue à fond la carte de l’autofiction pour nous pondre ce roman fadasse, dans lequel tantôt il se met en scène à la première personne ; tantôt il se distancie par une focalisation externe, mais à l’intérieur d’un même chapitre. Cela produit un texte assez étrange, aux contours flous et ce procédé m’a un peu dérangée pendant ma lecture. Cette dernière fut également perturbée par la surenchère de l’auteur concernant ses nombreuses séances de masturbation dès l’âge de treize ans, plombant allégrement ce récit, déjà peu intéressant ! Car, malgré le milieu intellectuel et contestataire qu’il fréquente assidument, le fond du texte demeure plat : par exemple, il survole ses relations familiales, sans entrer véritablement dans leur analyse (après un tel déballage de sa vie sexuelle, on en attendait plus sur ses complexes freudiens !) ou bien, il se pose en révolutionnaire décidé à chambouler l’ordre établi, mais une fois le livre refermé, rien de nouveau sur ce projet n’aura été concrétisé !
Bref, passez votre chemin car, à mon avis, ce roman autobiographique passera vite aux oubliettes…

DUSAPIN, Elisa Shua. - Hiver à Sokcho. - Zoé. - 140p. - 15,50€
A la frontière de la Corée du Nord et de celle du Sud, se trouve une petite station balnéaire que je vous conseille d’éviter : il ne s’y passe rien, et si vous nagez trop vers le Nord, on vous tire dessus comme sur un envahisseur !
Une jeune franco-coréenne, travaillant dans un hôtel peu attrayant, rencontre Yan, un Français, auteur de BD, venu y chercher de l’inspiration en plein hiver brumeux et frisquet. Rencontre discrète entre ce touriste solitaire et cette jeune fille qui s’ennuie.
Peu de choses se passent, quelques échanges, de mutuelles observations en cachette l’un de l’autre. Elle trouve qu’il sent bon le gingembre et l’encens. Il lui demande de lui faire découvrir ce pays.
Petites phrases à peine ébauchées, dialogues brefs… En phrases courtes, l’auteur met en place une atmosphère métaphore de cette ligne infranchissable entre le Nord et le Sud de la Corée. Ils vont se rapprocher, mais ne pourront franchir ce qui les sépare. Lui a une vie en Normandie, peut-être ne veut-il pas s’encombrer d’une liaison impossible et son but est son album. Elle, elle se rêve en héroïne de BD, comme les femmes qu’il ébauche avec des coulures d’encre. Elle rêve de partir, mais ne peut laisser sa mère.
Tout est ténu, subtile et se fond dans la brume et le mystère de ce pays divisé.

GAPPAH, Petina. - Le livre de Memory. - Lattès. - Traduit de l’anglais (Zimbabwe). - 342p. - 22€
Les livres se déroulant au Zimbabwe sont rares et celui-ci en fait partie. Ce roman nous livre différentes facettes du pays : la vie quotidienne dans les townships, les stigmates de la colonisation, l’ambiance mystique mêlant christianisme et sorcellerie, le contexte politique cacophonique… Cette toile de fond enrichissante n’est qu’un morceau de l’ouvrage car ce livre est celui de Memory.
Elle écrit son histoire, à la demande de son avocate, lorsqu’elle se trouve être la seule femme dans le couloir de la mort du Zimbabwe. Elle est en effet accusée d’avoir tué Lloyd, un homme blanc et aisé, à qui elle a été vendue par ses parents à l’âge de 9 ans. Memory nous raconte alors deux périodes de sa vie en alternance : son passé et son présent. Le passé est composé de son enfance avec sa véritable famille dans un township. Etant albinos, elle subit de nombreuses moqueries et méfiances… Elle est ensuite recueillie par ce fameux Lloyd. Se mêle à cela son quotidien difficile et stagnant en prison. Ses deux parcelles de vie se rejoignent au fur et à mesure pour ne former plus qu’un espace-temps. Ce cheminement est très bien travaillé par l’auteur qui nous emporte et qui nous surprend. Ce livre porte plus généralement sur la mémoire parfois trompeuse et sur les conséquences irréversibles des non-dits. L’histoire de Memory regorge de mystères et de rebondissements qui nous sont délivrés progressivement.
Voici un récit bouleversant, intimiste et latent servi par un ton mélodieux, réaliste et serein.
4/5 (2 avis)

GAUDE, Laurent. - Ecoutez nos défaites. - Actes Sud. - 281p. - 20€
La partie romanesque occupe une faible place dans ce livre qui met en vis-à-vis de grandes et historiques défaites -autant de victoires vues d’en face- interrogeant sur ce qui fait l’histoire d’une part, ce qui en reste d’autre part. Le style est, comme souvent chez Laurent Gaudé, assez lyrique, le dispositif narratif bien maîtrisé, les parties historiques documentées et rendues bien vivantes par un style très agréable.
On pourra regretter -juste un peu- que l’histoire de ce militaire américain passé de «l’autre côté» (et dont le lointain ancêtre est le colonel Kurtz d’Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad, le même dans Apocalypse Now de Coppola) ne soit pas plus exploitée, non plus que les trajectoires des deux personnages de l’espion et de la brune archéologue, pourtant bien mises en scène dans leur effleurement.

GESTERN, Hélène. - L'odeur de la forêt. - Arléa, 1er/mille. - 697p. - 27€
Elisabeth Bathori est historienne. On lui confie les lettres et photos d'Alban de Willecot, un lieutenant mort sur le champ de bataille en 1917. Il écrivait à son meilleur ami et poète Anatole Massis, ainsi qu'à Diane, une jeune femme dont il était très amoureux. Il réalisait aussi des photos étonnantes du front. Elisabeth Bathori saisit tout de suite la qualité exceptionnelle de ces documents d'archives. Elle s'intéresse aussi aux descendants des protagonistes dans la France de l'Occupation. 
Un roman comme je les adore, riche, dense, qui embrasse plusieurs générations. Réquisitoire contre la guerre. Un coup de cœur!

GLASFURD, Guinevere. - Les mots entre mes mains. - Préludes. - Traduit de l’anglais. - 436p. - 16€
En 1634, Helena Jans Van der Strom, une jeune domestique qui sait lire, arrive à Amsterdam. Elle est engagée chez Thomas Sergeant, un libraire anglais. Fascinée par les mots, elle a appris seule à lire. La jeune femme est en avance sur son temps, rebelle et curieuse, assoiffée de connaissances, loin de la retenue attendue pour une servante.
Elle rencontre le philosophe René Descartes et ils s'éprennent l'un de l'autre. Mais leur amour est contrarié par leur différence de condition et de religion. Leur relation n’est pas acceptée par tous, à commencer par le fidèle serviteur de Descartes, Limousin, un homme rustre -le troisième personnage-, avec qui les relations sont assez peu amicales. Le couple doit vivre caché, pourtant Descartes fait tout pour sa fille qu’il reconnaît, mais Helena exige qu'il éduque Francine. Il enseigne l’écriture à Helena dont l’énergie le stimule. Elle sera son amante, la mère de son enfant, et une amie avec qui il entretiendra une longue correspondance.
Guinevere Glasfurd dépeint Amsterdam dans les années 1630, et restitue la pensée du philosophe après la condamnation de Galilée. Descartes, qui a terminé la rédaction de son Traité du monde et de la lumière, refuse de le publier. Inspiré d'une histoire vraie, cette rencontre entre le philosophe français et Helena, eut véritablement lieu (ils eurent une fille, Francine). Le roman est parsemé de citations du philosophe, invitant à le redécouvrir. L'auteur a sans doute voulu nous rappeler La jeune fille à la perle avec une servante et son maître en Hollande au XVIIe siècle, mais elle ne parvient pas à égaler T. Chevalier. On passe tout de même un très bon moment.

GUEORGUIEVA, Elitza. - Les cosmonautes ne font que passer. - Verticales. - 180p. - 16,50€
L’œuvre nous embarque dans l’univers décalé d’une enfant bulgare à la fin des années 80 et 90. L’histoire racontée à la deuxième personne du singulier nous implique d’emblée dans le récit bien que, personnellement, je ne me sois pas véritablement identifiée au personnage. La jeune fille entre à l’école, dans un premier temps communiste, qui pullule de cours sur la bonne conduite. Dans les héros soviétiques, elle s’identifie au cosmonaute Iouri Gargarine et se lance le défi de devenir elle aussi cosmonaute. Après la chute du communisme, le monde change autour d’elle et, petit à petit, elle grandit. Iouri Gargarine n’est plus un héros de la nation, mais un traitre communiste. Son grand-père, vrai communiste, subit mal cette période et perd la tête. L’héroïne de ce livre se réfugie alors dans d’autres formes de protestation, à son échelle, et Nirvana devient son nouveau modèle. Elle adhère au look punk durant l’adolescence.
Le ton de la narratrice reflète la naïveté de l’enfance : c’est le regard d’une jeune enfant sur le quotidien de la Bulgarie durant le passage entre le communisme et le capitalisme. Ce regard ne dépeint pas une réalité plaquée, mais est teinté d’imaginaire et de rêverie. Elle compare par exemple les vrais et les faux communistes avec des baskets : il existe aussi de vraies et de fausses paires de Nike. La fraîcheur de l’enfance est vraiment intéressante pour traiter le sujet. Les durs faits historiques sont bien présents : le formatage de la population durant le communisme, la grande pauvreté et la montée du chômage à sa chute, les revirements de positions des certaines personnes suivant les idées dominantes des différents moments, etc. Mais ce regard de jeune fille nous permet de percevoir la rêverie, l’espoir et la liberté que la jeunesse peut posséder dans tout type de circonstances. Un roman touchant.

GUIBERT, Nathalie. - Je n’étais pas la bienvenue : première femme dans le huis clos d’un sous-marin nucléaire d’attaque. - Paulsen. - 140p. - 18€
Nathalie Guibert, journaliste, a eu l’insigne honneur d’être la première femme à vivre pendant un mois dans un sous-marin nucléaire d’attaque, une décision inédite, mais qui ne le restera pas longtemps, car bientôt les femmes de l’Armée française auront le droit d’embarquer à bord. Il faut donc aimer vivre dans des endroits exigus et sombres, car les sous-marins nucléaires français se targuent d’être les plus petits au monde et chaque membre de l’équipage ne dispose que d’un seul et unique mètre carré !!! La promiscuité est donc le plus important paramètre à prendre en compte et l’auteur en a souvent souffert lors de son « enfermement volontaire » ; surtout avec un des officiers dont elle partageait la petite chambre. Néanmoins, elle nous raconte des anecdotes assez drôles (j’ai adoré celles sur la façon dont les sous-mariniers occupent leur temps lors des escales !) et nous dépeint son expérience, avec une plume vive, mais qui reste un peu trop «journalistique» à mon goût. Certes, c’est un récit personnel à visée documentaire, mais l’écriture pèche parfois par un excès de rigueur. L’auteur a peut-être appliqué à son récit sa propre phrase « la vie dans le sous-marin impose de la retenue en tout », donnant à lire un texte parfois teinté d’austérité. J’ai bien aimé ce témoignage, mais je n’en ai pas compris le titre, car contrairement à ce dernier, je n’ai pas eu l’impression que « l’auteur n’était pas la bienvenue ». Bien sûr, il y a eu quelques réticences, mais la plupart des membres de l’équipage ont salué son initiative. Je regrette donc ce titre tapageur, jouant à fond la carte de la polémique, mais je pense que c’est fait pour augmenter les ventes !

GUILLAUD, Maëlle. - Lucie ou la vocation. - H. d’Ormesson. - 199p. - 17€
Lucie, une jeune fille d'aujourd’hui, décide soudain d'entrer dans les ordres à Paris. Elle abandonne ses études, sa famille et son amie Juliette. Celle-ci essaie de la sauver, car elle ne comprend pas ce choix qui lui fait peur. Juliette est en colère et aide Lucie sans le savoir.
Le couvent est une cage en verre. Lucie raconte la vie de la congrégation, accepte tous les sacrifices. Elle doit abandonner son corps, car il est exigé de peser 75 kg ; les sœurs doivent donc se gaver.
Le but de l’auteur est de montrer comment vivre l'enfermement, comment ne plus penser. Lucie croit, mais n'y arrive pas. Elle a du mal à s'adapter à ce nouvel univers, où l'on est loin de la charité chrétienne, du partage et des prières tout au long du jour. Les sœurs complotent, mentent, et détournent même de l'argent !
Roman initiatique pour les deux jeunes filles qui prennent la parole tour à tour. Il n’y a aucune dénonciation. Travail impressionnant sur les règles de fonctionnement du couvent.
Un roman qui se lit d'une traite.

HEAUME, Stéphane. - L’insolite évasion de Sebastian Wimer. - S. Safran. - 280p. - 19€
La ville fortifiée de Karlotta-Pietra est sous le joug d'un tyran qui prend le pouvoir grâce à la milice. Nationalisme et repli sur soi sont les nouvelles directives. L'ambiance lourde laisse percer la peur. « Les portes de la ville se fermeraient dans sept jours. » ; nul ne pourra plus sortir. Il est temps de fuir et d'échapper à la dictature.
Le narrateur, Sebastian Wimer, célèbre styliste de mode, et son ami Dimitri Waltz, décident de s’enfuir pendant qu’il est encore temps. Il sauve une jeune femme qui ressemble étrangement à Agathe, sa jeune épouse tuée lors d’émeutes. Sebastian est persuadé qu’il s’agit de sa femme. Le projet de fuite est remis en cause. Sebastian et Leos, le gardien du cimetière, échafauderont un nouveau plan…
Amour, amitié, colère, trahison, beauté d'une ville baroque, totalitarisme, et résistance se côtoient dans une histoire originale et onirique. Bien que ce roman se déroule de nos jours, il semble intemporel. L'histoire est forte en tensions et rebondissements. Nous sommes piégés dans cette course contre la montre pour fuir la ville, et l'amour pour la femme de sa vie morte et réapparue...
L’auteur a l’art de créer une ambiance particulière, des décors baroques : les noms cités, l’impératrice, le sanatorium, les plats, et la ville font penser à l’Europe de l’Est. L'écriture de Stéphane Héaume est d'une grande élégance, majestueuse, pleine de finesse et de poésie. Les aspects fantastique et politique sont bien dosés, tout comme la critique de cette société autocratique et des nationalismes. Le livre pousse à l'extrême les idées de certains adeptes de l'isolationnisme.
« Se retrancher de repères identifiables, c'est finalement élargir le champ de la projection pour le lecteur. (…) Mais il faut veiller à rester sur la crête, à ne pas trop s'éloigner, pour éviter de basculer dans la science-fiction, le conte ou le fantastique. (…) J'essaie de ne jamais perdre de vue le fait que mon histoire doit rester dans les eaux de la fiction. C'est très difficile. C'est une sorte d'alchimie qui se produit entre les lieux, les attitudes des personnages et leurs sentiments. (…) C'est une écriture essentiellement axée sur la description des sens. (…) J'ai retenu le principe fondamental de la musique tonale : rythme, harmonie, mélodie.» confie l’auteur.
C'est une belle découverte que cet auteur peu médiatisé.

HEIN, Christoph. - Le noyau blanc. - Métailié. - Traduit de l’allemand. - 266p. - 20€
Rien ne va comme Rüdiger Stolzenburg le voudrait. Germaniste, il attend encore à cinquante-neuf ans d'être titularisé par l'université de Leipzig. En amour, toute forme d'engagement lui répugne, or son amie Patrizia semble très éprise de lui. Il la trompe sans état d'âme. Tandis qu'il a déjà beaucoup de mal à boucler son budget, le fisc lui notifie un redressement d'impôts. Marion, son amie bibliothécaire, lui présente Henriette, à qui il va faire une cour aussi assidue qu'inutile : elle ne lui fait pas confiance.
 C'est alors qu'un collectionneur le contacte au sujet de manuscrits inédits d'un certain Weiskern, le librettiste de Mozart, pour lequel il se passionne. Est-il prêt à se laisser acheter par un riche étudiant en échange d'un diplôme ? Cela résoudrait pas mal de problèmes…
Portrait d'un homme aigri et assez naïf, qui ne sait plus s'il doit persévérer avec ses valeurs ou se renier pour rester dans la course.

LAIR, Mathias. - Un amour hors-sol. - S. Safran. - 146p. - 17€
POUR :
Les retrouvailles d'Alexia et de Frédéric, après vingt ans d'intervalle, sont intenses : le temps passé ne semble pas avoir diminué leur désir mutuel. Bien qu'ils aient fondé chacun une famille, leurs sentiments n'ont pas changé, ils ont tant de choses à se dire... Ils se revoient donc de plus en plus souvent et Frédéric, pour satisfaire les goûts esthétiques de sa maîtresse, effectue de vraies recherches d'hôtels, dans la région parisienne et en province. Chaque lieu devient spécifique et fournit des sensations uniques. Les deux amants établissent la règle de leurs rencontres : "Nous ne devions être que dans l'ici et maintenant, débarrassés de nos vies. Et aussi de notre passé commun." Ils profitent des instants présents, se laissant redécouvrir l'un l'autre. L'amour adultère devient une halte dans leur vie, leur temps à eux, un moment privilégié...
Ce roman à caractère érotique est d'abord une belle histoire d'amour hors du temps, futile, quasi impossible. Les amants se font rattraper par leurs différences sociales, ils n'ont pas les mêmes références, car ne sont pas issus de même milieu. Leur relation est vouée à l'échec et ils le ressentent (surtout Frédéric), il faudra, un jour, accepter la fin, se retirer. Le travail de la résilience sera accompagné par les richesses qu'ils ont en eux...

CONTRE :
Alexia et Frédéric ont été amants il y a 20 ans et ont connu huit ans d’adultère. Ils se retrouvent par hasard. Très vite, la magie ré-opère. Ils assouvissent leur passion se donnant rendez-vous dans des hôtels.
La règle : jouir (dans tous les sens du terme) de l’instant présent et ne pas évoquer les soucis familiaux, professionnels et autres contrariétés domestiques.
Pour moi, ce roman se résume à une succession de rendez-vous d’hôtel en hôtel choisis scrupuleusement par Frédéric en fonction des goûts d’Alexia qui affectionne particulièrement les poutres ! J’ai parfois eu l’impression de lire un guide des hôtels de charme et autres Relais et Châteaux…
Leur histoire n’est vue que par le prisme de Frédéric. On tourne en rond. C’est un roman bavard et vide d’émotion. Dommage, car le titre était pourtant évocateur.

LEGRAND, Dominique. - Retour à My Lai. - Le Castor astral. - 186p. - 17€
Frank Palmer, vétéran du Vietnam, retourne quarante après le massacre à My Lai, où la compagnie Charly a fait un ignoble massacre de population civile, environ cinq cent personnes, essentiellement des femmes et des enfants, à l’occasion d’une commémoration. Il se souvient, aussi, comme d’un prurit inguérissable d’avoir abattu froidement un enfant, peu de temps auparavant, avec l’approbation des GI. A sa démobilisation, sa relation à sa femme et son fils a totalement changé. Quelque temps après son retour, lui désobéissant, Peter est sorti en vélo et s’est fait écraser. Ce drame pour lui est « le paiement » d’une dette, sang pour sang. Ensuite, son mariage a explosé.
En parallèle, nous suivons la tournée de soliste au piano d’une concertiste, Anh, qui doit participer à la même cérémonie. En effet, lors du massacre, Frank, dans un ultime sursaut humain, l’a sauvée et mise dans l’hélicoptère. Ils se rencontrent et Anh a les paroles de rédemption qui peuvent sortir Frank de son enfer personnel.
C’est un beau roman très fort, et au plus près du désastre intérieur de Frank, mais, aussi, sans aucune concession sur les massacres. Les personnages sont presque tous fictifs, sauf le photographe de guerre et le journaliste qui ont, par leur souci de vérité, lancé à la face du monde cet épisode monstrueux de la guerre du Vietnam, qui a été aussi notre guerre d’Indochine. L’écriture descriptive et sèche évite tout pathos.

LIBERATI, Simon. - California Girls. - Grasset. - 306p. - 20€
Une époque mythique, la fin des années 60, une bande-son idéale -Beatles, Mamas and Papas, Stooges, Grateful Dead- et une utopie merveilleuse, le flower power.
Pourtant, le rêve tourne au cauchemar en 1969 : l’utopie hippie s’effondre dans un chaos de sang, de drogue et de folie avec les meurtres « Tate - La Bianca » à Los Angeles, en plein Hollywood : la « famille » de Charles Manson assassine au nom d’une vision mystique et messianique, de prophéties émeutières et raciales, et sur les accords lourds et très rock du Helter Skelter de Paul McCartney et de son groupe, The Beatles.
Kill The Pigs tracé en barbouillages sanglants sur les murs du massacre, une actrice -Sharon Tate- merveilleusement belle et enceinte, éventrée par une adolescente totalement passée de l’autre côté -Sadie Mae Glutz, une des « filles » de Charles Manson : fin de parcours de la quête mystique d’une époque transformée en impasse, entrée dans un inferno digne de Dante.
Le récit de Simon Liberati, parfaitement documenté, retrace le parcours halluciné de ces individus devenus les personnages de la nouvelle mythologie américaine qui, entre cet assassinat sauvage par la Manson Family et l’exécution froide du président Kennedy, ouvrira sur les décennies de cauchemar du rêve américain, dont on connaît encore aujourd’hui les soubresauts.
On ne lâche pas le livre, tant l’enchaînement des chapitres est efficace, sans pour autant verser dans le « cliffhanging » facile. L’ambiance de l’époque est palpable, ses contradictions tout autant que son rêve communautaire, le contexte social comme le foisonnement spirituel, musical et artistique.
Quelques scènes choc viennent heurter la lecture, mais sans voyeurisme ni surenchère : le délire paranoïaque et sanguinaire s’inscrit dans la vision du monde dérangée de Charles Manson et de celles et ceux qui l’ont suivi jusqu’au bout de cet enfer personnel devenu celui d’un pays toute entier.
Un des grands textes de la rentrée !

LLORCA, Elodie. - La correction. - Rivages. - 187p. - 18€
Un récit gentiment fou, qui démarre sur un constat digne d’une paranoïa aigue (« Depuis quelque temps, je soupçonnais ma patronne de volontairement introduire quelques coquilles dans la copie afin de pouvoir me prendre en faute ») et qui lentement s’enfonce dans une folie peu ordinaire, sur fond de couple se dissolvant, de culpabilité matricide et de projection aviaire sanglante.
L’œuvre procure une double impression : celle d’une narration qui abandonne son histoire en cours de route (mais qui introduit ces coquilles dans les épreuves de François ?) et celle d’un essai sur la prise de contrôle par la folie qu’il est censé décrire. L’ensemble se lit rapidement, les chapitres courts allègent la lecture et les scènes se déroulant au travail de François (entre une patronne sexy-dominatrice prénommée Reine et un collègue très hostile) font parfois sourire ou effrayent, c’est selon l’expérience de chacun ! La conclusion laisse perplexe… mais ce premier roman est pour le moins original.
4/5 (2 avis)

Mc TEER II, JAMES E. - Minnow. - Sous-sol. - Traduit de l’américain. - 235p. - 19€
En Caroline du Sud, dans un bayou fantasmagorique de la fin du XIXe siècle, un jeune garçon, Minnow, quitte le chevet de son père mourant, en quête d’un médicament introuvable pour le guérir.
En chemin, il croise un étrange docteur vaudou qui, en échange d’un remède miraculeux, lui donne pour mission de voler de la poudre magique sur la tombe restée introuvable d’un célèbre sorcier maléfique connu pour avoir éliminé des habitants en leur transmettant une fièvre mortelle.
Mais le docteur le met en garde : sur son chemin se dresseront trois dangers qui lui seront peut-être fatals !
Armé de son courage et d’une grande opiniâtreté, l’enfant, suivi par un chien, accepte de se lancer sur les traces de cet homme, et entame un voyage périlleux à travers de sombres et terrifiants marécages et des forêts aux multiples dangers, peuplées d’étranges créatures.
Après le passage d’une gigantesque tempête, son périple va très vite se transformer en odyssée et en voyage initiative.
Le garçon saura-t-il  défier les malédictions et être de retour avant le décès imminent de son père ?
Mélangent fable et légendes folkloriques du sud de l’Amérique, ce roman poétique et inclassable aux allures de conte pour adulte est à la fois dur et touchant.
Avec un doigt de sorcellerie, une dose de mysticisme et un zeste de surnaturel, l’auteur, avec un vrai talent de conteur, nous offre un grand récit d’aventure à suspense qui se transforme en « voyage du héros » et en roman d’apprentissage.

MAYNARD, Joyce. - Les règles d’usage. - P. Rey. - Traduit de l’américain. - 469p. - 22€
Un jour comme les autres à New York, pour Wendy, adolescente de 13 ans, son demi-frère Louie, 4 ans, sa mère et Josh, son beau-père. Sauf que c’est le 11 septembre 2001… C'est le chaos : sa mère, partie travailler dans une des tours jumelles, est portée disparue.
Tout est formidablement décrit : la catastrophe, l'attente, les recherches, l'espoir qui s'amenuise, le moment où on finit par admettre la vérité. Wendy n’arrive pas à pleurer. Amelia, sa grande amie, essaie de lui changer les idées. Délaissant les siens qu’elle aime et avec lesquels elle a toujours vécu, Wendy part en Californie chez Garrett, son père biologique qu’elle ne connaît pas et sa compagne avec qui elle devient amie.
L’adolescente tente d’avancer, sans surveillance parentale. Lors de l'école buissonnière, elle fera des rencontres enrichissantes (un libraire et son fils autiste, une adolescente-mère, un garçon à la recherche de son frère). Wendy évolue aussi par la lecture (notamment Anne Frank), ou l'écoute de musique. On suit avec empathie l'évolution de Wendy, généreuse et intelligente, vers la maturité, qui, sans effacer la douleur de la perte et du manque, lui permet de retrouver un sens à sa vie. Certains passages sont poignants, comme la lettre que Josh écrit à Wendy pour Noël.
Récit de reconstruction d'une adolescente qui n'est plus qu'une boule de douleur, avec des retours dans le passé heureux. Chronique intimiste sur les conséquences douloureuses du deuil facile à lire, très prenante, un peu d’humour malgré le sujet. Joyce Maynard décrit le deuil subi par chaque membre de la famille, à la fois fort et fragile. Les sentiments sont exprimés avec infiniment de justesse et de délicatesse, l'adolescente qui se cherche et que ce drame fragilise encore...
«Les règles d'usage» ne s'appliquent plus quand on perd tout repère. La nouvelle règle pour Wendy, ce sera de réapprendre à vivre. Comment tous ses personnages continuent à vivre : Josh désespéré, Louie démuni, mais aussi Garrett, la compagne de ce dernier, les nouveaux amis de Wendy... Comment elle vit auprès de sa nouvelle famille, les premières amours, le premier Noël, les premiers moments "heureux", comment alors qu'on croit qu'on ne pourra plus jamais vivre normalement, on finit par retrouver des instants de joie, quand on se rend compte que la vie reprend le dessus.
Un roman magnifique, plein d'émotion et de profondeur.

MARONE, Lorenzo. - La tentation d’être heureux. - Belfond. - Traduit de l’italien. - 325p. - 20€
A 77 ans, Cesare Annunziata a l’impression d’avoir raté sa vie. Devenu asocial, il évite ses voisins, même ses deux vieux amis, l’ex-enseignante Eleonora, « l’amie des chats errants » qui passe son temps à espionner les passages sur le palier et Marino, ancien collègue, confiné dans son fauteuil depuis plusieurs années. Cet ex-expert-comptable malgré lui, obligé d’exercer le métier qu’il détestait pour entretenir sa famille durant 40 ans, se sentait longtemps entravé par les siens et leur en voulait sans, pour autant, avoir été capable du moindre changement. Tout en se détachant émotionnellement de sa femme et de ses deux enfants, Sveva et Dante, il continuait à vivre avec eux, faisant semblant d’être heureux, se nourrissant des rêves, espoirs et fantasmes. Ses nombreuses conquêtes le rassuraient et lui donnaient l’illusion d’être indestructible, éternel et toujours désirable… Peu à peu, il s’est créé une sorte de carapace et au crépuscule de la vie, il n'arrive toujours pas à avouer ses échecs, s’apercevant qu’il est passé à côté de sa famille, que le contact avec ses enfants est de plus en plus difficile, voire conflictuel. Et pourtant, il a besoin d’être utile pour continuer à vivre. Les rencontres qu’il fera le transformeront totalement, le malheur d’Emma et la simplicité de Rossana le réveilleront et le rendront profondément humain, il trouvera alors des mots justes pour exprimer ses sentiments vis à vis des proches.
C’est une jolie leçon de vie, un portrait d’un anti-héros qui réussit à ne pas gâcher la fin de son existence. Cesare, conscient d’être un sociopathe, ne souhaite pas devenir grincheux comme la plupart des gens de son âge, il se sent différent, rebelle (et meilleur !), mais n’est pas à l’aise avec les autres.
Ecrit avec humour et tendresse, ce roman se lit d’une traite. L’action est située à Naples, mais le message est universel : « La vie sur terre devrait ressembler à un voyage en Orient, à une expérience qui nous ouvre l’esprit et fait de nous des êtres particuliers. Et c’est l’exact contraire qui se produit : quand on nous tire du trou noir, nous sommes d’une naïveté absolue ; quand on nous dépose dans un cercueil, nous en avons fait de toutes les couleurs ».
Une très belle découverte de la rentrée littéraire qui fait du bien !

MBUE, Imbolo. - Voici venir les rêveurs. - Belfond. - Traduit de l’anglais (Cameroun). - 419p. - 22€
Jende Jonga s’installe à New-York muni d’un permis de travail en attendant la « green card ». Sa femme Neni et le petit Liomi le rejoignent et ils vivent ensemble dans un appartement insalubre à Harlem. La famille, contente d’avoir quitté la misère du Cameroun, peut enfin réaliser son American Dream. Grâce à son cousin, Jende devient le chauffeur de Clark Edwards qu’il emmène tous les jours à son travail. Entre la banque d’investissement du patron, les rendez-vous de sa femme et l’école de leur fils, il est toute la journée au service de la famille. Il gagne bien sa vie, pouvant ainsi payer les études de sa femme, qui rêve de devenir pharmacienne.
Tout en conduisant, il assiste à la vie des Edwards, les observe, entend des conversations téléphoniques et, petit à petit, il réalise que ces gens riches qui auraient dû être heureux, passent à côté de l’essentiel. Le patron consacre sa vie à la réussite sociale, à l’argent, négligeant son épouse qui se réfugie dans l’alcool et les médicaments, ses deux fils souffrent de l’absence du père, l’aîné refuse d’étudier le droit et finit par émigrer en Inde où la vie lui paraît plus authentique et saine.
Jende est un homme loyal, même sous pression, il ne trahira jamais son patron. Fier, il ne lui demandera jamais de l’aide, ne se plaindra pas non plus de son sort, prêt à retourner au pays en cas d’échec. Neni, contrairement à lui, souhaiterait vivre « à l’américaine » et est prête à tous les sacrifices pour rester dans le pays de ses rêves.
Dans l’Amérique en attente des prouesses du nouveau président Obama, l’auteur camerounaise originaire de Limbé (comme les personnages principaux de son roman) oppose le monde des riches, les dollars pleins les poches mais malheureux, perdus dans leur vie vide et superficielle, et celui des immigrés espérant une vie meilleure grâce à la régularisation de leur titre de séjour, prêts à exercer n’importe quel métier pour devenir « dignes de respect ». Les Sénégalais souhaitent s’assimiler à la société américaine en gardant leurs mœurs et repères : « A Limbé, nous avons des vies simples, mais nous en profitons bien ». Bien que les milieux les séparent, Jende et Clark se sépareront en amis, conscients de l’importance des liens familiaux indispensables pour avancer.
C’est un magnifique premier roman sur la dignité humaine et sur la recherche du bonheur, concentré sur une communauté africaine mais d’une valeur universelle.
5/5 (2 avis)

MICHELIS, Denis. - Le bon fils. - Noir sur Blanc, Notabilia. - 216p. - 16€
Albertin emménage dans une maison de campagne, car son père qui l’élève seul depuis le départ de sa femme, a décidé de « redresser » son fils. Il ne supporte plus les notes que rapporte le lycéen et ne supporte pas son fils en général. Albertin se sent complètement abandonné et dialogue avec un arbre, jusqu’au jour où Hans fait son irruption dans l’univers clos du tandem père-fils.
Hans prétend être un ancien ami du père d’Albertin, mais le lecteur se doute que le père accepte de le loger pour se débarrasser d’Albertin. Et c’est ce qu’il fait littéralement ! Il donne son fils à l’étranger. Hans rééduque le lycéen avec violence, le renomme Constant, et lui donne des conseils pour séduire La Fille aux Boutons d’or. Albertin se plie au nouveau règlement puisqu’il n’a pas le choix, mais il est profondément malheureux. C’est un second abandon (après celui de sa mère) qu’il ne peut supporter bien longtemps…
Ce roman est très original. Le ton oscille entre le conte, le téléfilm et la tragédie théâtrale contemporaine. Les dialogues sont omniprésents, vivants, percutants. C’est un texte réussi : on se croirait dans un huis clos à la Tennessee Williams ou dans un film grinçant d’Albert Dupontel. Les personnages sont terrifiants et l’histoire est digne d’un thriller familial.
L’auteur est écrivain, journaliste et traducteur. Il a suivi également une formation de scénariste et ceci explique sans doute pourquoi l’histoire et les dialogues sont aussi brillants. Deuxième roman de Denis Michelis après La chance que tu as, Le bon fils était en lice pour le Prix Médicis.

NIRVANAS, Paul (pseudonyme de Petros Apostolidis (1866-1937)). - Psychiko. - Mirobole. - Traduit du grec. - 220p. - 19,50€
L’action se déroule dans le quartier d’Athènes nommé « Psychiko » dans les années 10. Le cadavre d’une jeune femme est retrouvé, mais ni l’identité de la victime, ni celle du meurtrier ne sont découvertes.
Nikos Molochantis est un jeune rentier désœuvré qui cherche son heure de gloire. Il décide, pour faire la une des journaux et s’attirer tous les regards, de se faire passer pour l’assassin pendant un certain temps ! Son projet fonctionne à merveille : il est incarcéré et on ne parle plus que de lui. Nikos avait prévu un alibi pour sa sortie quand il voudrait mettre fin à ce petit jeu, mais son plan n’était pas parfait...
Si vous aimez l’humour noir, les romans noirs ou bien encore la psychologie, alors ce livre vous séduira sans aucun doute. On retrouve l’ambiance des romans de Dostoïevski. Pour un roman policier, l’originalité réside ici sur le fait que le lecteur ne souhaite pas apprendre qui est le tueur réellement, mais plutôt de savoir ce que le personnage principal innocent va devenir. Sa folie le conduire-t-elle à l’échafaud ?
Ce roman grec est paru sous forme de feuilleton en 1928. Il est édité aujourd’hui en français pour notre plus grande joie.
C’est une vraie réussite. (2 avis)

NOVIC, Sara. - La jeune fille et la guerre. - Fayard. - Traduit de l’américain. - 315p. - 22€
Ana, dix ans, vit à Zagreb, ville yougoslave à l’époque (en 1990), avec ses parents et sa petite sœur Rahela, une vie simple, rythmée par l’école et son copain, Luka.
La guerre éclate ; avec elle, les bombardements aériens, les sirènes et la course jour ou nuit dans des abris précaires. Puis, avec l’indépendance du pays, de nouvelles règles de vie s’imposent, comme la façon de se faire la bise… Mais, la guerre n’est pas finie, c’est la traque ethnique. La petite fille vit les événements à son niveau, vérité crue et sans compréhension globale.
Sa sœur tombe très gravement malade, et comme on ne peut la soigner au centre médical de la Croix Rouge, il est décidé de l’envoyer aux Etats-Unis. Malgré le déchirement de la séparation, les parents et Ana vont à Sarajevo pour la confier à l’organisme international. Sur la route du retour, c’est le drame. Ses parents sont abattus avec d’autres devant une fosse.
Nous retrouvons Ana aux Etats-Unis, adoptée ainsi que Rahela, guérie, par la famille qui s’en occupait entre deux hospitalisations. Une nouvelle vie avec le silence sur le passé. Après un témoignage devant l’ONU, auquel on l’avait conviée, Ana décide de renouer avec son histoire et retourne dans la ville de son enfance et sur le lieu du drame. A ce moment seulement, l’horreur de ce qu’elle a vécu après le meurtre de ses parents et son envoi aux Etats Unis est raconté. C’était totalement indicible.
C’est un livre touchant, l’histoire vue par les yeux de la fillette. La structure est intéressante, en quatre parties, avant le drame, le black-out durant son adolescence et la reprise de sa propre histoire en revenant dans son pays et en mettant des mots sur l’exploitation guerrière qu’elle a subie après le drame. Il se lit facilement et donne un éclairage au niveau de la vie quotidienne de ces guerres fratricides.

O’BRIEN, Edna. - Les petites chaises rouges. - S. Wespieser. - Traduit de l'anglais (Irlande). - 367p. - 23€
« Vladimir Dragan, originaire du Monténégro, s'établit en Irlande comme guérisseur. Fidelma, belle et mariée à un homme plus âgé, tombe sous le charme du nouveau venu. L'idylle s'interrompt quand Dragan est arrêté. Il a vécu sous un faux nom à Cloonoila et est inculpé pour crime contre l'humanité. » (résumé Electre)
Il faut ajouter que le Dr Vlad se présente aussi comme sexothérapeute (ce qui choque la communauté, discussion savoureuse avec un religieux du coin) et qu'il bouleverse les femmes, dont Fidelma, mariée à un homme plus vieux et avec lequel elle ne parvient pas à avoir d'enfant. Ce roman parle aussi beaucoup d'amour (notamment lors d'une séance de club de lecture au village, avec une grande discussion sur Didon et Enée).
Le personnage du Dr Vlad est inspiré d'une figure de la guerre civile de Bosnie, Radovan Karadzic (d'où le titre sur les petites chaises rouges installées à Sarajevo en 2012 pour commémorer les victimes du siège). Plusieurs parallèles aussi avec Dracula (nom choisi à dessein).
Très belle écriture, humour, amour, sensibilité. Roman sur un destin de femme avant tout. À dévorer !

OGAWA, Ito. - Le jardin Arc-en-ciel. - Picquier. -Traduit du japonais. - 295p. - 19,50€
Izumi, mère du petit Sosuké, élève son fils seule depuis que son mari est parti. Un jour, elle fait la connaissance de Chiyoko, une jeune lycéenne, en situation de détresse, sur le point de se suicider. Izumi, sauve Chiyoko et à partir de ce jour, elles ne vont plus se séparer… Les deux femmes tombent amoureuses l’une de l’autre et décident de vivre ensemble. Différence d’âge (Izumi a 35 ans, Chiyoko 19), différence de situation familiale (Izumi est une mère célibataire qui a été mariée, Chiyoko est une jeune étudiante, fille d’un grand médecin) et pourtant rien ne pourra entraver leur amour. Elles partent s’installer dans les montagnes, ouvrent une maison d’hôtes et vont vivre paisiblement leur nouvelle vie de famille. Une vie simple, heureuse, où tout le monde se sent bien dans la maison « Arc-en-ciel ». Et même quand la maladie s’installe dans leur vie, les deux femmes continuent à s’aimer comme au premier jour…
Un très beau roman, sur l’amour, la tolérance, beaucoup de tendresse se dégage dans ce récit. Une écriture poétique, un sentiment de bienveillance, une vie de famille qui s’épanouit dans un petit cocon…
On pourrait reprocher au roman d’être un peu trop lisse, un peu trop bonbon rose dans sa première partie, mais la seconde partie est bien plus profonde et grave, finissant sur une note triste, mais aussi pleine d’espoir… Cela reste un bon moment de lecture, un thème militant, des personnages touchants, une écriture fluide et douce.

RESENTERRA, Olivia. - Le garçon : scènes de la vie provinciale. - S. Safran. - 138p. - 16€
"Cet après-midi, ma mère a fait une chute", ainsi débute ce roman qui dépeint le quotidien de la narratrice et de sa vieille mère. Elles cohabitent dans un village, où la vie est rythmée par les critiques et les commérages. Cette fille n'a aucune vie sentimentale, aucun revenu. On sent l’emprise de la mère sur sa fille qui dépend d'elle financièrement. La vieille mère est acariâtre, sa fille rêve de s'installer dans une cabane au fond du jardin. Les remarques perfides de la mère semblent rebondir sur sa fille qui cache ses sentiments sous son impassibilité. Leurs journées sont monotones, répétitives.
Un jour, les deux femmes rencontrent un garçon sur le stand de tir d'une fête foraine. La fille est intriguée par le comportement étrange de sa mère avec celui-ci. Elle se sent mise à l'écart. Une énigme dont l'auteur ne dit presque rien, jusqu'au dénouement final…
Le garçon, c'est un monde en huis clos où la rancœur domine. Olivia Resenterra ne prend pari pour personne. La narration se concentre sur les détails d'une vie épuisée de banalité. L'écriture est dépouillée et sans pathos. Les dialogues sont assez cruels et font ressentir l'animosité croissante entre les deux femmes. La fin en suspense laisse au lecteur toute latitude pour combler les vides. Malgré ces deux femmes peu sympathiques et l’ambiance délétère, ce roman se lit d'une seule traite.
« Olivia Resenterra fait transparaître, dans une écriture neutre et détachée, une relation mère-fille qui semble dépourvue d'amour. Dans des dialogues étonnants de justesse, d'apparence superficiels mais révélateurs d'une certaine cruauté, on comprend combien la narratrice a du mal à trouver sa place auprès de sa mère dont elle s'occupe au quotidien, et l'apparition du garçon ne fera que renforcer ce sentiment. » Livres Hebdo

RIEBNITZSKY, Anne-Cathrine. - Les guerres de Lisa. - Gaïa. - Traduit du danois. - 335p. - 22€
De retour de mission en Afghanistan pour l’armée danoise, Lisa se retrouve dans l’avion aux côtés d’Andreas, médecin, à qui elle décide de raconter l’histoire de sa vie. Une histoire familiale difficile à porter : une mère manipulatrice et dépressive, un père violent, la tentative de suicide de sa jeune sœur… Mais aussi l’histoire de quatre frères et sœurs liés par un même combat : survivre.
Au cours de ce voyage, elle dévoile ses plus lourds secrets, comme les circonstances exactes de la mort accidentelle du père. Elle rentre d’urgence au Danemark au chevet de sa jeune sœur. Alors qu’elle remonte les fuseaux horaires, Lisa raconte son histoire. Un passé lourd à porter : dans la ferme familiale au bord de la faillite, une mère manipulatrice et dépressive, un père violent. Mais surtout quatre frères et sœurs liés par un même combat : survivre, à la guerre comme dans la vie. « Ma mère ne parle pas à mon père, et mon père ne parle à aucun d’entre nous. (…) Nous sourions avec douceur à notre mère, elle nous sourit tendrement. Mais elle pleure quand même, ça et là ». « Cette histoire est inspirée de ma propre enfance. J’ai moi-même grandi auprès d’une mère instable et d’un père violent. »

ROUBAUDI, Ludovic. - Camille et Merveille : l’amour n’a pas de cœur. - S. Safran. - 265p. - 19€
POUR : 
Camille et Merveille tombent éperdument amoureux l'un de l'autre devant la porte de l'appartement de Mme Fillolit, après s'être parlé pour la première fois. Même si Camille l'explique par la chimie des atomes crochus : « parfois deux êtres se rencontrent et leurs atomes s'accrochent l'un à l'autre », il est persuadé qu'il désire Merveille toute entière, qu'il aime à la manière des aveugles...
Ils ont tant de choses à se dire, leurs rendez-vous leurs permettent de mieux se connaître : « Même nos silences, sans gêne et sans temps morts, nous apprenaient un peu plus l'un de l'autre ».
Mais les deux voisins, Mme Fillolit et Dlahba, semblent se méfier de Merveille ; d'ailleurs, que faisant-elle dans l'immeuble, serait-elle effectivement une employée de la sécurité sociale qui cherche à placer les gens dans une maison de retraite ? Camille, mis en garde, cherche la vérité mais, en même temps, en a peur. L'aide de Nadège, son amie de toujours, lui sera précieuse pour découvrir le secret du passé de l'amour de sa vie...
Un roman sentimental pas banal, vu du point de vue masculin. Le héros timide, envoûté, se sent partagé entre « la bête et l'humain », il apprend à maîtriser ses pulsions pour ne pas perdre celle qu'il aime...

CONTRE : 
Camille vend des couteaux à huîtres sur les foires en compagnie de Nadège qui vend des égouttoirs.
Camille habite dans un endroit étrange, un immeuble qui menace de s’effondrer avec une maison sur pilotis dans la cour faite de bric et de broc. Camille habite en fait dans  le garage à vélos de l’immeuble. Camille rend volontiers service à Madame Fillolit, une vieille dame impotente et acariâtre qui habite dans l’immeuble, il se lie aussi avec Diahba, un maçon slave. Ces deux-là se haïssent.
Et Camille tombe amoureux, d’une voix, d’une ombre rencontrée furtivement dans l’escalier. Il la revoit. Elle s’appelle Merveille. Que cache-t-elle ?
L’histoire est très facile à lire, elle se lit d’un trait… et s’oublie aussi vite ! Peut-être même encore plus vite. C’est dommage, car l’écriture est plaisante, vivante et rythmée.

ROUSSEAU, François-Olivier. - Devenir Christian Dior. - Allary. - 317p. - 19€
Cette biographie romancée nous relate le parcours du couturier normand et son goût démesuré pour les voyantes qu’il consultait souvent. Christian Dior est un homme qui s’est construit sur deux échecs : la faillite de l’entreprise d’engrais chimiques de son père et sur sa faillite personnelle de galeriste avant la Seconde Guerre Mondiale. Il est entouré de ses amis, comme Christian Bérard dit « bébé », décorateur pour le théâtre, Jean Ozenne, Max Jacob et Jean Cocteau. Il se fait présenter au couturier Robert Piguet pour qui il deviendra maquettiste. Il fréquente le salon de Marie-Louise Bousquet, rue Boissière à Paris. Ce lieu est appelé « la maison », il faut y être vu pour se faire connaître ; il fait aussi figure de référence outre Atlantique. Christian Dior travaillera également pour le Figaro comme créateur. Il aime cultiver son jardin à Gallian en zone libre. Il deviendra modéliste pour le couturier Lelong. Après beaucoup d’hésitation, Christian Dior se met à son compte avec le soutien et la fidélité des quatre femmes de sa vie : Raymonde Zhenacker, Yvonne Essling, sa directrice des ventes, Mitzah et Marguerite Carré. Il va créer la ligne « Corolle » et célébrer le renouveau de la mode parisienne jusqu’aux Etats-Unis, où ce mouvement sera appelé le « New-Look ». « La gloire est le deuil éclatant du bonheur », disait-il. En 1957, sa succession est assurée par la collection Saint-Laurent.
Ce roman est passionnant, le lecteur s’invite dans le milieu intellectuel des années 1920 à 1950.

SA MOREIRA, Régis de. - Comme dans un film. - Au diable Vauvert. - 322p. - 17€
Le roman d'une rencontre, racontée avec humour et tendresse à la manière d'un scénario de film. Le récit évoque l'amour et le couple à l'épreuve du quotidien : la naissance du désir, la passion, l'habitude, la lassitude, la colère, la séparation, la réconciliation, l'enfantement.
Nous suivons donc les péripéties d’« Elle » et de « Lui ». Parfois, l’auteur fait intervenir d’autres interlocuteurs, le chat, la voisine, un passant. Très plaisant à lire au début, je me suis lassée des diverses interruptions qui rendent la lecture confuse et floue.
Cependant, l’écriture atypique de ce roman nous pousse à aller au bout, comme pour un film, le lecteur a envie de connaître la fin de l’histoire.

SEURAT, Alexandre. - L’administrateur provisoire. - Le Rouergue, La Brune. - 181p. - 18,50€
Alexandre Seurat, dont c’est le second roman, raconte l’histoire de son arrière-grand-père, Raoul H., nommé administrateur provisoire par le gouvernement de Vichy en 1941, et, à ce titre, chargé d’administrer les biens des familles juives spoliées dans le cadre de l’aryanisation économique. A travers cet homme, le narrateur découvre avec effroi le visage de ces collaborateurs qui ont organisé le pillage des biens juifs avec la bénédiction de leur hiérarchie.
C’est la mort de son jeune frère qui libère la parole familiale, toujours par bribes, par allusions, par des silences aussi, plus pesants que des accusations. Malgré les réponses imprécises, malgré les faux-fuyants, le jeune narrateur, au fil d’une douloureuse enquête, dissèque au bistouri l’histoire familiale et met en lumière, à travers les destins tragiques de Ludwig Ansbacher ou Emmanuel Baumann,  la terrible culpabilité de Raoul H., jamais inquiété.
Le récit, au fil d’allers et retours entre passé et présent, est implacable. Le style est d’une sobriété presque clinique. Le narrateur constate, décrit, analyse, de façon froide, méthodique, comme si le récit ne le concernait pas, alors que le passé et ses secrets pourrit de l’intérieur toutes les relations familiales. Il utilise d’ailleurs beaucoup de citations (lettres administratives ou articles juridiques) pour mettre encore davantage de distance entre lui et les faits qu’il met à jour. L’enquête est passionnante, le lecteur ébranlé.

SIZUN, Marie. - La gouvernante suédoise. - Arléa, 1er/mille. - 306p. - 20€
Au cimetière de Meudon, se trouve la concession familiale de Sèzeneau, datant de 1877, ouverte pour Hulda, la femme de Léonard, une Suédoise morte en France à 27 ans. Marie Sizun sent un secret bien gardé : elle a « envie de comprendre une histoire dont j’étais, par chacun de mes gènes, l’héritière. » (p. 23). Le nom caché de Livia, son arrière-grand-mère, déclenche l’écriture de ce roman, dont le centre est la gouvernante. Qui est cette femme dont on ne parlait pas et quelles étaient ses relations avec la famille ? Nous découvrons qu'elle n'était pas qu'une gouvernante...
En 1867, Léonard Sézeneau, professeur de français de 40 ans, s’installe à Göteborg avec sa femme. Il donne une conférence, où il rencontre une jeune fille de 17 ans qui, séduite par l’orateur, demande à apprendre le français avec lui… Ils tombent amoureux, sa femme repart dans son pays. La jeune fille s’épanouit, mais tombe enceinte et déshonore sa famille. Pour aider le couple, ses parents trouvent un emploi pour Léonard. En 1873, la jeune femme a quatre enfants : il lui faut une gouvernante pour aider à l’éducation. Olivia Bergvist, jeune femme instruite parlant français, a le même âge qu’Hulda, pourtant Livia est beaucoup plus sûre d’elle. Hulda aimerait s’en faire une amie, mais la gouvernante garde ses distances. Orpheline, Livia s’est trouvé une nouvelle famille. Elle a une liaison avec Léonard ; l’épouse ne se doute de rien… Jusqu’où va l’aveuglement de Hulda ? Est-elle totalement inconsciente de la situation ambiguë ou est-elle prête à tous les compromis pour avoir une amie ? Les deux femmes sont sous l'emprise de Léonard, homme charmeur, autoritaire et égoïste. Léonard voyage, est souvent absent, devient dur. Il accuse sa femme d’être incapable de tenir son rôle. Elle fait une dépression.
Chaque personnage porte son fardeau, le bonheur n’est qu’apparent et peu durable. Un roman magnifique, mais qui laisse un goût amer.

TAVARES, Gonçalo M. - Matteo a perdu son emploi. - V. Hamy. - Traduit du portugais. - 195p. - 20€
Aaronson a eu un accident mortel alors qu’il courait sur un rond-point. Ashley, qui conduisait la voiture qui l’a renversé, eut toutes les peines du monde, le lendemain, pour livrer le colis qui lui avait été confié. Baumann, à qui le colis était destiné, avait la manie de nettoyer frénétiquement les ordures ramassées dans les poubelles…
Un livre qu’on ne peut résumer sans passer pour fou ! C’est une histoire incroyable, un puzzle de récits isolés et proche du nonsense anglais.
Le style épuré vous conduit à continuer le livre, juste pour savoir ce qui va se passer.
Où l’auteur nous emporte-t-il ? Peu importe, pour peu que le lecteur se laisse embarquer dans cette histoire. Le récit se mérite, il faut faire l’effort de suivre l’auteur avec confiance dans ses « délires » littéraires.
26 chapitres, ponctués de photos de mannequins de magasins, tous aussi dingues (chapitres et mannequins), Cà fleure bon le Surréalisme, on éprouve un réel bonheur à construire ce récit au fil des pages. L’auteur oblige son lecteur à participer à l’œuvre, une belle découverte récompensée par l’arrivée du sieur Matteo, enfin !
Les notes dans lesquelles Tavares explique le cheminement philosophique, entre autre, de son opus, est passionnant…
Ce n’est pas un livre facile, mais il vaut le coup !

TAYLOR, Alex. - Le verger de marbre. - Gallmeister, Noire. - Traduit de l’américain. - 271p. - 20€
Beam Sheetmire, dix-sept ans, vient de tuer l’homme qui l’avait agressé. Il n’y a plus qu’à se débarrasser du corps sur les berges de cette rivière du Kentucky. Vu les circonstances, Beam devrait s’en tirer sans histoires. Mais il découvre que la victime est le fils du caïd local, Loat Duncan, à la fois puissant trafiquant et redoutable meurtrier. La décision de son père est sans appel: Beam doit fuir, et sur-le-champ. S’engage alors un diabolique jeu du chat et de la souris, où chaque mouvement n’est qu’un pas de plus vers l’enfer.
Premier roman traduit en France de cet Américain qui serait un homonyme de notre ex-chroniqueur britannique préféré de France Inter… Attention, chef d’œuvre ! Roman noir qui se passe dans le sud d’une Amérique profonde, bien loin des lambris de Washington… On est plus proche de l’ambiance décrite par les polars d’Elmore Leonard et parfaitement restituée dans le feuilleton « Justified » disponible dans les meilleures bibliothèques.
Le texte alterne entre une écriture magnifiquement ciselée et terriblement poétique et des dialogues de style parlé (en avalant les syllabes, bien entendu) des indigènes qui vivent selon leurs lois. Du western moderne, « les frères Coen s’invitant au pays de la tragédie grecque », selon la chroniqueuse Ilana Moryousseff (France Inter).
L’auteur a parfaitement su camper ses personnages, il en fait un portrait psychologique subtil et nous les rend attachants, malgré la violence des situations et la beauté dangereuse de la nature….
A consommer sans modération !

VALLEJO, François. - Un dangereux plaisir. - V. Hamy. - 308p. - 19€
Avaler la nourriture infâme et inconsistante que lui imposent ses parents désargentés est un calvaire pour Élie Élian. Il élabore des stratégies de plus en plus inventives pour se débarrasser de ces plats insipides et pâteux et sauter les repas.
Il préfère s’attarder derrière la cuisine d’un restaurant, captivé par le ballet des commis et chefs de partie, ébloui par les plats qui se dressent devant ses yeux, enivré par les odeurs. La nourriture prend une autre saveur. Aussi, quand une voisine lui offre une tarte aux fraises dont il se délecte, il découvre qu’on peut éprouver du plaisir à manger. C’est une révélation : il sera cuisinier. Il quitte sa famille, multiplie les petits boulots de plongeurs et autres corvées d’épluchage, dort sur les quais, connaît la misère… Le hasard le mène au restaurant de la veuve Maudor où il acquiert expérience et savoir-faire aussi bien en cuisine qu’en amour, devenant l’amant de cette dernière, malgré leur différence d’âge. Aguerri, ses errances vont le mener au Trapèze, restaurant coté où il accomplira son destin de chef cuisinier.
François Vallejo a mitonné un roman aux petits oignons qui ouvre l’appétit et éveille les sens. Comme dans un conte, on suit le destin d’Élie Elian, déterminé à franchir les épreuves qui lui barrent la route pour atteindre son graal : devenir cuisinier. On se délecte des parallèles faits entre la cuisine et la société, entre la cuisine et l’amour (les scènes d’amour dans le restaurant de la veuve Maudor sont savoureuses).
Petit bémol : l’intemporalité du roman. Il y est question d’émeutes, de débordements politiques. L’histoire se déroule sûrement à l’époque actuelle, mais l’ambiance peut parfois faire penser à Victor Hugo et à la Commune. François Vallejo mêle mystère et intrigue, aventure et satire sociale dans ce roman à lire le ventre plein !

VAN DER LINDEN, Sophie. - De terre et de mer. - Buchet Chastel. - 143p. - 14€
Henri arrive sur l'île : il aime sentir la mer, humer l’iode, car dans son enfance, il a vécu sur la côte. C'est un artiste amoureux dépité après le départ de son amie. Youna s'est installée sur l'île, dans la maison de sa grand-tante, est devenue herboriste cultivant des plantes pour alimenter les pharmacies locales. Henri termine sa seconde année de service militaire, enfin, il fait la guerre, sans comprendre pourquoi Youna avait choisi de vivre seule. Il veut connaître la raison de l'abandon. En 24 heures, il découvrira son amie différemment, fera des rencontres pendant la nuit, obligé de dormir ailleurs...
L'histoire est assez poétique et l'ambiance garantie. La nature accompagne les sentiments du personnage principal : on sent sa joie de retrouver la mer, on touche l'eau, on admire les détails du paysage : les rochers, le ciel bleu. Une jolie image impressionniste peinte à l'aube de la Première Guerre mondiale.
3/5 (2 avis)

YORK, Alissa. - Le naturaliste. - L. Levi. - Traduit de l’anglais (Canada). - 313p. - 22€
Walter et Iris Ash forment un couple d’originaux dans la gentry de Philadelphie. Ils sont tous les deux passionnés d’erpétologie et ont pour projet de partir en Amazonie pour chercher des serpents et autres bestioles de la même espèce afin de créer un « domum reptilium », lieu d’exposition et de recherches sur les reptiles. Ils sont secondés par une jeune quaker, Rachel, qui leur est très dévouée.
Paul, le fils de Walter, est né d’un premier mariage avec une Brésilienne décédée à sa naissance et dont il ignore tout. Walter décède dans un accident. Iris décide de maintenir l’expédition et tous les trois embarquent sur l’Amazone. C’est le début d’une véritable aventure avec des rencontres humaines et animales, des angoisses et des remises en question.
Les corsets, les chapeaux et les chaussures finissent par disparaître, les deux femmes découvrent une liberté inconnue. Paul apprend à connaître et apprécier sa famille maternelle. Chaque personnage rentrera transformé par ce voyage au plus près des origines.
C’est un roman mené tambour ou tam-tam battant, très documenté sur les reptiles ; le récit de l’expédition est passionnant. Il s’y ajoute une profondeur psychologique des personnages avec leurs différentes prises de conscience. L’auteur est une passionnée des animaux et de la nature, elle sait, aussi, sonder les cœurs.
Attention, roman déconseillé aux erpétolophobes !

ZAMIR, Ali. - Anguille sous roche. - Le Tripode. - 317p.- 17€
Que dire de ce roman singulier qui a fait parler de lui avant sa sortie en librairie et qui a bénéficié d’une critique dithyrambique ? En quoi est-il si remarquable et enthousiasmant ?
Pour son auteur : Un jeune comorien inconnu de 27 ans très brillant qui a vécu un parcours du combattant de cinq ans pour se faire éditer : « on me répondait qu’il n’y avait pas de rayon pour mon texte ». De plus, il s’était vu dans un premier temps refuser son visa pour assurer sa promotion en France.
Pour l’originalité de son histoire et de son personnage : Anguille, jeune Comorienne de 17 ans, est en train de se noyer dans l’Océan Indien. Ou plutôt, elle essaie de survivre, en flottant accrochée à un réservoir. Ses forces l’abandonnant, elle a conscience qu’elle va mourir. Pourtant, avec l’énergie du désespoir, elle refuse son sort, et s’adresse au lecteur dans un flot de paroles ininterrompues. Dans sa longue digression qui ne mâche pas ses mots, elle nous raconte avec lucidité, réalisme et grand naturel, l’histoire de sa courte vie. Elle évoque son île, sa famille de pêcheurs, les coutumes. Son récit n’est ni larmoyant ni apitoyant au contraire. Il devient presque drôle de par son coté cocasse.
Pour son parti-pris narratif : ce livre est d’abord un objet construit de telle façon qu’il suscite notre intérêt. C’est un long monologue dit d’une seule traite au rythme syncopé, formé d’une seule phrase sans point et avec seulement des virgules.
Pour sa langue si particulière : la prose, inclassable, est farcie de trouvailles poétiques et langagières. Le texte très visuel, mêlant langage oral et mots rares est riche en métaphores, néologismes et expressions savoureuses. Il nous fait penser à la tradition orale africaine.
Pour son style : Percutant ! Éblouissant ! Chaotique ! Ébouriffant ! Provocateur ! Le rythme est haletant, le style radical. C’est une belle et riche expérience de lecture.
Pourtant, de par sa grammaire et sa syntaxe si particulières, il n’est pas d’accès facile.
Déstabilisant et insaisissable (comme une anguille) et sans respiration aucune (comme son personnage), il peut vite décourager certains lecteurs…
Dès les premières pages, nous sommes attirés et interpellés par ce texte original rempli de vitalité et de trouvailles, mais qui peut lasser par sa surenchère langagière et son trop plein de mots. Le récit traîne un peu en longueur. On serait tenté de décrocher (comme la narratrice) et l’on se sent parfois abandonné par une écriture certes brillante, mais qui flirte parfois avec la performance, en quête de spectaculaire et un tantinet m’as-tu-vu.