Commission Petits éditeurs de mai 2015

BiB92 - Commission Petits éditeurs Mars 2015

Sélection mai 2015

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Ayoun, Monique. - L’amant de Prague. - La Grande ourse. - 165p. - 15,50€
Au premier regard, Carla et Peter ont su qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Elle est Italienne, belle, élégante, extravertie, elle est tombée amoureuse de cet homme énigmatique et taciturne, au corps d’éphèbe, et qui noie dans l’alcool sa solitude et la nostalgie de son pays natal, la Tchécoslovaquie.
Leur liaison est passionnée, violente, elle devient vite toxique. Peter fuit Carla, retourne en Tchécoslovaquie. Elle part le rejoindre à Prague. Pendant quelques jours, ils s’aiment, se déchirent, se font souffrir, s’évitent, se quittent, se retrouvent, amoureux et désespérés.
Monique Ayoub décrit la passion amoureuse, irrationnelle, toxique, qui réunit comme deux aimants en même temps qu’elle les détruit, deux amants que tout oppose. D’un style incisif, avec des phrases courtes, elle évoque leurs étreintes, fougueuses et sans tendresse.
Et bien sûr il y a les rues de Prague sur lesquelles plane l’ombre de Kafka…

Brami, Maïa. - L’inhabitée. - L’Amandier. - 135p. - 18€
L’héroïne est dans l’impossibilité d’enfanter et cela l’obsède. Elle scrute le calendrier, passe des examens, recueille les avis d’autres femmes, accumule les statistiques sur son cas. Les médecins pensent qu’elle est « normale » et n’arrivent pas à trouver de solution.
C’est un récit sur le désir incompressible de devenir mère, alors que la vie refuse de prendre forme. La femme se sent vide et diminuée. L’histoire est inspirée par l’expérience de l’auteur qui a eu recours à la procréation médicale assistée et c’est un thème récurrent dans son œuvre. L’écriture lui a permis de renaître.

Dowswell, Paul. - L’ombre rouge. - Naïve. - Traduit de l’anglais. - 281p. - 15€
Historien de formation, Paul Dowswell a l’art et la manière de mettre la grande Histoire à la portée des lecteurs adolescents ! Là, il nous plonge dans le régime stalinien, au plus près du pouvoir, car le héros, Misha, habite avec son père au Kremlin ; ce dernier étant un proche collaborateur du Vojd. L’auteur parvient excellemment à nous transmettre le climat délétère de cette société soviétique sous surveillance, de l’endoctrinement puissant des masses, ainsi que du culte de la personnalité consacré au dictateur et exigé par les pouvoirs publics.
J’adore l’écriture de Dowswell, mais celle-ci peut être parfois un peu trop scolaire ; néanmoins, ce roman historique est très bien mené (sauf la fin qui m’a paru beaucoup trop rapide). C’est toujours un régal de se replonger dans un épisode historique marquant du XXe siècle en compagnie de la plume réjouissante de cet auteur anglais.

Chektman, Eli. - La charrue de feu. - Buchet-Chastel. - Traduit du yiddish. - 426p. - 24€
La charrue de feu, roman d’Eli Chekhtman à ce jour inédit en français, occupe une place à part dans l’histoire de la littérature yiddish au XXe siècle. Son originalité est totale : sept portes : sept chapitres de l’histoire d’une famille d’un shtetl, quelque part en Ukraine, à travers les bouleversements de l’Histoire, pogromes, révolution Russe, antisémitisme stalinien, massacres, génocide organisé par les nazis, avec la complicité des populations locales…
Ce texte, puissant, tient du docufiction, puisqu’il mentionne explicitement, fait rarissime qui mérite d’être signalé, une des mises en œuvre de l’anéantissement des Juifs d’Europe longtemps passée sous silence : la « Shoah par balles », ou l’exécution sommaire de près d’un million cinq cents mille Juifs par les Einzatsgruppen, les milices de la Wehrmacht.
Eli Chekhtman a relevé, par le langage, par son talentueux style qui effleure et nomme à la fois, le terrible défi qui consiste à dire l’apocalypse. Une belle écriture ! Ce n’est pas très gai, mais hélas, il s’agit d’une douloureuse réalité.
Pourquoi ce livre n’a-t-il pas été traduit plutôt ? Cela reste un mystère !

Delfino, Jean-Paul. - 12 rue Carioca. - Le Passage. - 446p. - 19,50€
Neuvième et dernier volet de la « Suite brésilienne » commencée en 2005 avec Corcovado et couvrant une période de près de trois siècles.
Nous sommes à l’aube du XXe siècle à Rio de Janeiro. L’esclavage est aboli (13 mai 1888), le Brésil va devenir une république. C’est l’avènement de la démocratie, la naissance des grands espoirs, mais également l’apparition d’une grande misère.
Si les anciens esclaves ont recouvré leur liberté, ils ont perdu leur travail. Ils ont la liberté de crever de faim et de vivre dans des taudis. Les favelas sont remplies d’escrocs, de bandes qui s’affrontent, la ville veut reconstruire son centre historique, en rasant le quartier de la petite Afrique où s'entassent les miséreux, d'anciens esclaves que la République est incapable de prendre en charge.
Deux personnages principaux : d’un côté, à Rio Marina Zumbi et sa petite fille Josefina. De l’autre Filomena et sa petite fille Andrea qui quittent le Portugal pour arriver à Marseille, une ville dont on ne sort pas indemne, tout comme Rio. L’on y retrouve à la fin les deux héros de Corcovado, Jean Dimare et Zumbi.
Rio et Marseille, deux villes semblables. Marina et Filomena deux destins tumultueux, des vies chahutées par les conséquences de l'abolition de l'esclavage.

Dybek, Stuart. - Les quais de Chicago. - Finitude. - Traduit de l’américain. - 235p. - 19€
L’auteur est né à Chicago d’une famille polonaise et y a grandi dans un quartier populaire.
Ces nouvelles, de longueur très variable, se passent dans les quartiers périphériques de la ville, là où se retrouvent les minorités d’Europe ou d’Amérique latine. On découvre des voies ferrées, des lotissements d’usine, des quais de débarquements et l’on entend le métro aérien. Ce sont des histoires et des légendes urbaines où réalité, rêves et onirisme se mêlent.
Le sujet en est, surtout, un adolescent qui transforme la réalité ordinaire en sorte d’épopée mythique : mystère de la voisine qui jouait du Chopin et que l’enfant écoutait par le biais d’un puits d’aération, sourire d’une femme qui reste collé à une vitrine et se promène de vitre en vitre, l’enfant de chœur qui s’achète des baskets de couleur assorties à la liturgie, collectionneur de capsule de bière dont le petit frère se sert pour recouvrir la tombe d’insectes !
C’est Chicago vécu de l’intérieur. Certaines de ces nouvelles ont obtenues des prix prestigieux et l’auteur est très reconnu aux Etats-Unis, au même titre que Carver.
Ce n’est pas très facile d’accès, à lire à petite dose. L’exergue tiré d’Antonio Machado résume la démarche de l’auteur : « De toute la mémoire, seule vaut le don précieux d’évoquer les rêves ».

Ekelund, Fredrik. - Casal ventoso. - Gaïa, Polar. - Traduit du suédois. - 205p. - 19€
Dans la ville de Malmö, un riche homme d’affaires est assassiné. Son ex-femme est éplorée, et les flics à pied d’œuvre. Parmi eux, Monica et Hjalmar, qui filent le parfait amour. Pourtant, des lettres anonymes viennent rappeler à ce dernier les années 70, lorsqu’il était le guitariste des Why Men. Et lorsque Malmö devenait la plaque tournante de toutes les nouvelles drogues du moment.
Troisième enquête du duo Monica Gren / Hjalmar Lindström. Enquête intéressante, un peu longuette parfois, sur le monde de la drogue. On apprend beaucoup sur l’histoire suédoise des années 70, sexe, drogue et rock’n roll…
Ce n’est pas mal, sans être un chef-d’œuvre du polar…

Florin, Magnus. - La pharmacie. - Cambourakis. - Traduit du suédois. - 104p. - 16€
Le père tient la pharmacie du Lion, une boutique à l'ancienne, où il élabore lui-même sur commande ses produits pour ses clients. Le narrateur est le fils aîné d’une famille de dix enfants. Très tôt, il aide son père à accueillir les clients et tenir le magasin. Il fait des études pour reprendre l’affaire, avec l’aide de ses frères et sœurs, qu’il oblige à rester près de lui et à le seconder : la fratrie est unie par des liens qui se resserrent à mesure qu'ils s'étiolent. L’aîné veut tout diriger, sans fantaisie et sans tenir compte de la personnalité et des ambitions de ses frères et sœurs, qui rêvent de s’éloigner du carcan familial et de faire leur vie, mais qui retournent toujours auprès de leur aîné.
Pénétrez dans cet univers étrange constitué d'effluves de toutes sortes, d'alambics et des bocaux de l'officine. Vous découvrirez un univers rigoureux, complexe, curieusement poétique et fascinant. Il y règne ordre, discipline, propreté, politesse, apprentissage rude. Vous saurez tout pour tenir votre propre boutique ou presque. Le récit est ponctué par les dates de fêtes à souhaiter à toute sa petite tribu et par des passages du Code pharmaceutique.
Original, léger et rythmé, La pharmacie se lit d'une traite. Les inventaires du contenu du magasin installent le lecteur dans une ambiance visuelle mystérieuse, pleine d’odeurs. Le temps s'écoule petit à petit, sans que l’on sache trop à quelle époque cela se déroule. L’auteur parvient à retenir entièrement notre attention, même si on n’est pas passionné de préparations médicinales.

Gracia, Sylvie. - Mes clandestines. - J. Chambon. - 270p. - 22€
Mes clandestines ce sont les femmes, amies, mère, inconnues… que l’auteur a rencontrées, croisées tout au long de sa vie et qui l’ont aidée à se construire. À travers tous ces portraits, elle nous livre un autoportrait tout en finesse, nous faisant part de ses obsessions, de ses faiblesses, de ses interrogation sur la vie, la maladie, la sexualité…
Un livre touchant, dont le style n’est pas sans rappeler celui d’Annie Ernaux dont Sylvie Gracia est une grande admiratrice.

Graciano, Marc. - Une forêt profonde et bleue. - Corti. - 203p. - 20€
Une jeune fille chevauche son cheval à cru, pas même avec les jambes ni avec la voix, menant cinq guerriers. Ils rencontrent d’autres cavaliers avec qui ils entament une bataille. Ils sont vaincus et la fille est enlevée et violée. Elle est ensuite recueillie par un ermite qui la soigne.
Bien qu’il n’y ait aucun dialogue et finalement peu d’action, l’auteur a pris de soin de découper son roman en paragraphes et chapitres pour en faciliter la lecture. Mais l’important, c’est le style ! Une écriture ensorcelante, envoûtante comme un choral de Bach, enveloppante comme une liane. Les phrases nous dépaysent totalement, et le vocabulaire rare ajoute à cette atmosphère moyenâgeuse. Tout le roman est porté par de longues phrases poétiques, ponctuées par de et, par des puis pour décrire le plus minutieusement et visuellement possible les faits des personnages anonymes et les lieux.
Le lecteur est happé comme dans un page turner et ne peut que poursuivre jusqu’au bout.
Un hymne fascinant à la beauté de la nature.

Herlem, Pascal. - La sœur. - Gallimard, L’arbalète. - 117p. - 14€
Ce roman est consacré à l’histoire de Françoise, la sœur de l’auteur. Ce dernier a voulu retracer l’existence à partir des carnets rédigés par sa mère. En effet, il n’a quasiment pas connu sa sœur, car celle-ci fut mise à l’écart de la famille lorsque sa mère était enceinte de lui.
Nous apprenons ainsi que Françoise, née en 1938, fut atteinte à l’âge de 10 mois d’une encéphalite convulsivante, engendrant ainsi une longue série de problèmes de santé (convulsions, crises d’épilepsie…). A partir de ce moment, la mère n’arrive plus à assumer cette enfant qui ne rentre pas dans la norme, et préfère la placer au couvent afin qu’elle puisse être « rééduquée ». C’est à cette période que la mère entend parler de la lobotomie qui pourrait rendre sa fille plus docile. Très persuasive, elle réussira à convaincre un médecin de pratiquer cette intervention pourtant injustifiée chez la jeune fille. En croyant bien faire, Françoise est donc lobotomisée à l’âge de 14 ans (intervention qui ne sera plus pratiquée deux ans après, puis sera ensuite interdite).
Un roman qui fait froid dans le dos ! Construit en courts chapitres et dans un style épuré, on découvre la terrible histoire de cette sœur, avec entre autres, une description brutale et sèche de la lobotomie pratiquée. Le style laisse percevoir le mal-être, la culpabilité de l’auteur face à cette sœur avec qui il n’a jamais vécu et plonge également le lecteur dans l’effroi et l’horreur. D’ailleurs, le titre l’évoque très bien avec le « La » de La sœur.

Jallon, Hughes. - La conquête des cœurs et des esprits. - Verticales. - 117p. - 16€
Il s’appelle Neil. Elle s’appelle Ayn. Il s’appelle Ron. Elle s’appelle Veronica. Ils ont tous, à un moment donné, dans l’après-guerre, représenté le rêve américain, l’ascension vers les sommets de la célébrité, la beauté, la puissance, l’immortalité presque. Ils ont tous fini par chuter, déchoir, mourir, suivi d’une cohorte de fantômes, d’espoirs brisés, d’échecs. Ils ont appartenu à tout le monde, mais n’avaient pas la clé de leur propre existence.
Hugues Jallon nous offre un régal de lecture (à lire à voix haute pour en profiter pleinement !). Dans une succession de tableaux, il revisite l’envers des années glorieuses des Etats-Unis, de l’espace à la littérature, en passant par le cinéma. Mais quelle gloire ? Et pour quel résultat ?
Un texte qui hypnotise, une spirale hallucinante de virtuosité, qui laisse un goût amer, réveille une nostalgie gênante, nous place dans un rôle de spectateur impuissant devant le désastre annoncé de ces vies, devant cette poignée d’hommes et de femmes qui n’existaient que par le rêve de millions d’autres.

Klay, Phil. - Fin de mission. - Gallmeister. - Traduit de l’américain. - 309p. - 24€
L’auteur a été engagé volontaire en Irak, en 2007. En douze nouvelles, il nous plonge au plus profond des opérations militaires et au cœur de chacun des douze narrateurs. Chacun raconte sa guerre qu’il soit artilleur, aumônier, démineur, responsable de la gestion des cadavres, l’un d’eux, grotesque ironie, devra s’occuper d’un envoi de tenues de base-ball pour enfant… Chacun des récits est cru dans la nudité de l’horreur que ces hommes ont traversée. Les images peuvent être difficilement soutenables, tout comme la philosophie du bien-fondé de cette opération militaire paraît totalement dérisoire.
De même, est abordé le retour de ces hommes qui ont vécu quelque chose d’intransmissible, d’incommunicable qui les sépare pour toujours des autres, sauf de leurs compagnons d’arme. Cette expérience leur a appris également, que devant l’horreur, ils sont tous égaux.
Ces récits coup de poing ne sont pas un plaidoyer contre la guerre, aucun parti pris, aucun déni de la politique américaine, c’est un constat lucide, parfois avec une pointe de dérision avec un peu d’humour pour dédramatiser, même pas cynique. Il ressort aussi un fond d’humanisme élémentaire.
L’écriture, rapide, descriptive et très accessible en font un livre indispensable.

Lecoq, Titiou. - La théorie de la tartine. - Au diable Vauvert. - 441p. - 22€
Composé de deux parties correspondant à deux époques du XXIe siècle naissant, ce roman débute dans une atmosphère plutôt légère, mettant en scène des personnages âgés de 19 à 30 ans, tous liés d’une manière ou d’une autre à Internet, du geek au demi-hacker à la jeune étudiante mise en scène à son insu dans une vidéo en bonne place sur un site de vidéo pornographique…
Le risque pour l’auteur était de ne pas se départir, à la fois de l’univers de son premier roman et du style dont elle use pour ses articles, publiés sur divers sites d’info (Slate…) ou sur son très drôle et informé blog, déjà ancien, Girls and Geek.
Non seulement le double écueil est évité, mais sous les apparences d’une chronique légère sur la vie des trentenaires et quarantenaires en perpétuelle adolescence -un autre cas, plus « grave », que l’adulescent antique- Titiou Lecocq dresse un portrait d’un bouleversement raté d’une époque qui eût pu nous faire passer d’une ère anthropologique à une autre.
De fait, la seconde partie nous rappelle le fameux titre de Henry James, tant c’est bien à « un tour d’écrou » que se livre Titiou Lecocq en déclinant dix ans plus tard les linéaments apparemment sans incidence qu’elle dispose dans la première partie.
Roman sombre et léger, drôle et profond (des réflexions percutantes sur les rapports de domination dans l’ère des machines et de l’interconnexion généralisée) en forme de chronique moraliste d’un siècle débutant dont l’auteur semble déjà rédiger le faire-part de décès !
Un bon moment de lecture. Une réflexion sur l’arrivée d’internet, sur l’influence ou pas que cela a eu sur nos vies, sur la génération « digitale »…  Drôle, style dynamique, les personnages sont très actuels, attachants... Roman dit « générationnel » (plutôt dans le style trentenaire), mais qui finalement peut intéresser un public plus large, ne serait-ce que sur internet.

Legrand-Vall, Serge. - La part du requin : aux Marquises, chronique de la fin d’un monde. - Elytis. - 251p. - 20€
L’auteur décrit la vie en 1842, d'Hina et d’Heetai, respectivement fille et fils d'un marin français, Alban, établi aux Marquises, et d'une indigène, disparue, qui se réincarne sous diverses formes pour soutenir les siens.
La population pratique la bigamie, les tatouages, le cannibalisme et vénère les esprits. Les hommes n’hésitent pas à offrir leur femme pour honorer leurs visiteurs ; les femmes ont le droit d’épouser deux hommes.
Hina libère deux prisonniers et épousera Takaaoa. Trois villageois partis pêcher constatent leur disparition.
Quand un navire français approche, les habitants se préparent au troc et Alban sert d’interprète. Les Français s’installent sur l’île et essaient de devenir amis en offrant du rhum, des armes et des objets. Mais pourquoi sont-ils réellement venus ? De plus, les Anglais ne sont pas très loin…
Au cœur de ce roman, se place la colonisation et la complexité́ des relations entre indigènes et Français. «Les Marquisiens ont vu avec convoitise l’arrivée des Français, ils ont été séduits par les produits manufacturés. Le troc était la base des échanges. Les marins étaient aussi en demande de femmes qui étaient une monnaie d’échange. Au départ, les Français parlaient de protection mais le transfert de souveraineté a été brutal. Lorsque les indigènes l'ont compris, il était trop tard.», raconte l’auteur. À travers le prisme du couple du marin et de l’indigène qui ont des enfants, l’auteur campe le dilemme que vivent leurs enfants pris entre deux cultures.

Le Guillou, Philippe. - Paris intérieur. - Gallimard, L’Arpenteur. - 79p. - 10€
Il ne s’agit pas d’un roman, mais d’un récit personnel autour d’un quartier parisien.
C’est, tout d’abord, étonnant ce choix du quartier du Sentier pour ce promeneur rêveur, poétique à la recherche de mythologie qu’est l’auteur, disciple de Julien Gracq. Mais, il y possède un appartement et en a une vision très personnelle.
Il nous promène dans les rues de ce quartier, ancien domaine de la presse et du textile, en les « épluchant » comme des palimpsestes, pour en relever les histoires qui s’y sont succédées.
Rue après rue, nous sommes guidés dans une pérégrination  nostalgique, Le Guillou pousse la porte des églises et des bistros, nous rencontrons Dehbia, propriétaire de la Grappe d’Orgueil, figure emblématique. La grande histoire se mêle à la petite. Les rats ont quitté le quartier avec le déplacement des halles à Rungis, mais les excavatrices ont pris leur place pour défigurer le quartier. Nous terminons par la galerie Vivienne et les jardins du palais Royal.
Un poétique moment de lecture qui donne envie d’aller flâner.

Lemieux, Anne. - Les retranchées. - S. Safran. - 211p. - 16€
Au printemps 1919, Jeanne et ses trois filles se retrouvent en deuil du capitaine Vernet, sous le regard de la grand-mère, le pied vissé à sa pédale de machine à coudre des robes de deuil, imperturbablement.
Ce deuil devient interminable, car les jeunes filles, même si elles se marient et ont beaucoup d’enfants, restent en deuil de l’Homme dont elles attendaient les graviers jetés contre les volets au petit matin de son retour.
Sur quatre générations de femmes, nous suivons leur survie et leur confinement dans leur petite vie bourgeoise de province. Les hommes ne sont, pour elles, que le négatif d’une photo argentique ; ils sont, même, des femmes habillées en homme.
L’auteur nous fait entrer dans un univers proche parfois du fantastique, tant la situation mentale de ces femmes est perturbée et se répète en boucle à chaque génération.
Qu’est-ce qu’un homme ? Comment leur accorder du crédit quand leur pilier de famille est toujours attendu ! Comment devenir des femmes libres, sans être des mégères ?
Malgré ce sujet bien défaitiste sur la nature humaine, le roman se lit avec plaisir, car l’auteur y met un humour, parfois mordant et une chute bien dérisoire ! Son écriture est originale et évocatrice.

Lesbre, Michèle. - Chemins. - S. Wespieser. - 142p. - 16€
Au fil de ses romans, l’auteur revient sur ses souvenirs ou plutôt sur les impressions qu’ils ont laissé dans sa mémoire et dans son ressenti, avec toujours présent son père.
A propos de la demande d’amis de s’occuper de leur nouvelle maison, la narratrice va cheminer à la fois dans le réel et dans le souvenir le long de la Loire et de ses écluses. C’est un voyage immobile, une errance de maison en maison, d’hôtel en hôtel avec des rencontres à chaque fois pleines de sens et, en même temps fugaces. Elle évoluera, aussi sur la péniche de mariniers rencontrés sur sa route, moyen de transport tout à fait en accord avec cette rêverie mélancolique. Un homme, assis sous un réverbère, lit un livre qui était le livre culte de son père. Elle l’acquiert et sa lecture accompagnera sa lente pérégrination. Ce père, que l’on retrouve dans presque tous les livres de l’auteur, n’était pas un homme facile et, pourtant, il est au cœur de ses souvenirs.
Elle adopte un chien sur sa route, ou est-ce le chien qui l’adopte ? Boule de tendresse réelle dont elle a besoin sans que cela soit écrit, dans la solitude de son cœur.
A la fin du livre qui n’en a pas, elle continue son errance mentale pour : « Retrouver ce que j’ai peur de ne pas reconnaître ».

Levine, James A. - Bingo’s run. - Piranha. - Traduit de l’américain. - 250p. - 17,50€
Nairobi, quartier de Kibera : Bingo Mwolo, orphelin, est un « coureur » : il travaille pour un trafiquant et passe ses journées à courir pour livrer de la drogue. Agé de 15 ans, mais souffrant d’un retard de croissance, il paraît avoir 10 ans, et c’est grâce à ce « handicap » qu’il arrive à survivre dans ce bidonville et à devenir l’un des meilleurs coureurs. Il échappe à la police, n’attire pas l’attention et ce jeune garçon, débrouillard et malin se fait une très bonne réputation de livreur. Un jour, il assiste malgré lui à un règlement de compte entre trafiquants, scène à laquelle il n’aurait jamais dû assister, ce qui va le conduire à d’autres aventures…
Ce roman est plutôt bien écrit, bien fait, récit rythmé, personnage sympathique, agréable à lire. L’histoire de ce jeune garçon Bingo est parfois pas très crédible, un brin stéréotypée, pourtant cela fonctionne bien ! Ce qui est très réussi dans ce roman, c’est la description des bidonvilles de Nairobi, l’ambiance de mensonge, de corruption, du trafic de drogue, de la violence. Un portrait de ces jeunes qui doivent lutter dans des quartiers ultra violents, pour survivre…
A partir de 15 ans.

Menna, Antonio. - L’étrange histoire de l’ours brun dans les quartiers de Naples. - L. Lévi. - Traduit de l’italien. - 217p. - 17€
Tony Perduto, journaliste raté rêve du scoop qui lui permettra d’être, enfin, reconnu. Quand ce matin de juin, à 5 h, il voit un ours affalé sur le sol dans le quartier espagnol de Naples, le cours de sa vie change. Qui a tué cet ours ? Pourquoi ?
Roman drôle, alerte et agréable, qui est un hommage à Naples et aux Napolitains. Quant à la mafia…

Muqri, Ali al. - Femme interdite. - L. Lévi. - Traduit de l’arabe (Yemen). - 198p. - 18€
Une jeune femme candide grandit dans une famille yéménite traditionnelle, où le poids de la religion est très fort. Comme les filles de son âge, elle aspire à l’amour et à la sensualité. Loula, sa sœur aînée qui vend son corps en cachette, va se charger de faire son éducation sexuelle par le biais de «cassettes culturelles» qui circulent sous le manteau. Quant à son frère, il fait le « grand saut», délaissant le marxisme pour un islam très rigoriste. Il finit même par la convaincre de faire le djihad. Mais entre frustration et religion, le choix n’est pas toujours simple…
L’auteur, très engagé contre le poids de la religion au point de recevoir fatwas et menaces de mort, dénonce dans ce roman la condition des femmes au Yémen. Totalement dépendantes des hommes, soumises à une société patriarcale et hypocrite, les femmes vivent bien souvent un véritable enfer.
Un récit sans concession, poignant, mais où l’humour n’est toutefois pas absent.

Nohant, Gaëlle. - La part des flammes. - H. d’Ormesson. - 423p. - 22€
Le 4 mai 1897, a lieu un des incendies les plus terribles qu’ait connu Paris au cours de son histoire. C’est le fameux incendie du Bazar de la Charité, où le Tout-Paris se presse pour assister à la plus mondaine des ventes de charité. Nous y suivons le destin de trois femmes, dont la duchesse d’Alençon de la famille royale d’Orléans, la jeune veuve d’un comte, Violaine, et une jeune fille, Constance, qui sort du couvent. Nous plongeons dans un roman follement romanesque qui nous fait revivre cette fin de siècle à travers un Paris très bien décrit. Le roman est centré sur ces deux jeunes femmes, Violaine qui cherche un nouveau souffle après son veuvage. Son mariage avait fait, un peu, oublier qu’elle avait fauté dans sa jeunesse, crime impardonnable dans la société du paraître. Au couvent, Constance a été sous l’emprise d’une mère supérieure hostile aux émois et aux sentiments amoureux et est déchirée entre un éventuel prétendant et l’appel du noviciat, pour obéir à la mère supérieure. L’incendie, affreusement meurtrier, bouscule ce microcosme et redistribue les cartes.
L’auteur a travaillé quatre ans à la BNF pour écrire sur des bases solides cette magnifique fiction. Les personnages ont tous une épaisseur psychologique, une évolution au fil de l’intrigue, certains sont particulièrement attachants, comme ces femmes et le cocher de la duchesse. On ressent bien la gravité de cet événement dramatique admirablement décrit et les conséquences sur le destin de chacun.
Ce roman est dans une langue très travaillée et soignée, mais, en même temps souple et fluide. C’est un vrai bonheur de lecture.
Prix France Bleu/Page des libraires.

Richeux, Marie. - Achille. - S. Wespieser. - 130p. - 15€
En regardant une image de Thétis sur son ordinateur, l’auteur voit arriver chez elle le fils de celle-ci, Achille, revêtu de son armure. Elle imagine que le célèbre Achille, fils de roi et de guerrier, se tient dans son salon et que sa mère occupe la salle de bain. Marie rencontre et raconte une légende, un fantasme.
Ce sont bien les protagonistes du mythe qui entrent en scène : Achille, le guerrier grec, le demi-dieu, survivant après la mort de ses six frères, et fils de Thétis, mariée de force à Pélée. Celui que son père a sauvé et que sa mère a plongé dans le Styx pour le rendre immortel.
Marie embrasse le destin d’Achille. Comment accepter de voir mourir cet homme qui remplit ses pensées ? C’est une scène tragique digne de l’Odyssée, reconstituée dans un souffle épique. L’auteur élabore une histoire hors du temps et de la réalité, sa version personnelle du mythe, dans une évocation poétique, mais un sujet difficile, un peu « fantasmagorique » d’un héros mythologique.
Achille est un extrait de beauté, d'étrangeté. Reste à voir si le côté évanescent pourra s'effacer pour laisser naître dans l'imagination du lecteur l’entièreté d'une histoire vaincue par la fatalité mythologique.

Rocha, Luis Miguel. - Complots au Vatican, vol. 1. - L’Aube. - Traduit du portugais. - 485p. - 22€
29 septembre 1978 : le pape Jean-Paul 1er, qui avait beaucoup d’ennemis à la Curie, est retrouvé mort dans son lit, 33 jours seulement après son élection. Pourtant, jamais jusque-là un pape n’est mort sans témoin. Et le Vatican ordonne aussitôt que le corps soit embaumé, excluant toute autopsie…
2006 : Sarah Monteiro, jeune journaliste londonienne d’origine portugaise, découvre une liste de noms (dont celui de son père) dans un courrier qui lui est adressé. Peu après, elle est agressée. Pas de doute, cette liste la met en danger ! Aiguillée à distance par son père et protégée par le mystérieux Rafael, elle se retrouve aussitôt embarquée dans une course-poursuite incroyable qui la conduit jusqu’aux Etats-Unis…
Un thriller mené tambour battant et qui ravira les amateurs de James Bond ou du Da Vinci Code. Le lecteur est immédiatement plongé au cœur des intrigues, des luttes impitoyables pour le pouvoir, que ce soit à l’intérieur du Vatican ou à l’extérieur. C’est très prenant et les pages défilent à toute allure, preuve d’une intrigue tout à fait efficace.
A noter que ce roman est le premier traduit en français d’une série «Complots au Vatican» qui a rencontré un vif succès dans de nombreux pays.
L’auteur est décédé le 26 mars 2015, à l’âge de 39 ans.

Tavernier, Tiffany. - Comme une image. - Éditions des Busclats. - 119p. - 12€
Un récit témoignage pour se libérer d’un désespoir qui surprit l’auteur au moment d’une séparation. Aussi un hommage à son père, parfois un peu oublieux, mais un guide toujours. On revisite les films de Tavernier au fil du récit. Le jeu de l’écriture entre la réalité et la fiction, enchevêtré dans la réalité / fiction des tournages et du cinéma, mêlé à la vie familiale est séduisant. Certaines scènes sont assez cocasses.
Le récit est court, mais l’auteur décrit très bien la sensibilité particulière de chacun, les peurs, ou pas, la maturité, les destins, les répétitions.
Comment réagir de façon sensée quand toute la vie a été baignée dans une forme de rêve ?
Son mode de relation au monde, c’est l’écriture et c’est par l’écriture qu’elle retrouvera cette fois-ci un chemin.
« J'écris, Quelque chose qui, disposé dans un certain ordre, me permet d'accéder à votre monde, Écrire pour creuser un passage dans l'effroi, Écrire pour faire sonner les cloches du réel en moi. »

Thobois, Ingrid. - Le plancher de Jeannot. - Buchet Chastel, Qui vive. - 71p. - 9€
Le « plancher de Jeannot » (reproduit à la fin du livre) est un morceau de parquet de 15 mètres carrés, gravé de 80 lignes en majuscules, réalisé en 1971 par Jeannot le Béarnais (1939-1972). Jeune paysan, Jeannot effectue son service militaire en Algérie en 1959. À son retour, il apprend le suicide de son père. À la mort de sa mère en 1971, il l'enterre sous l'escalier, arrête de manger et commence à graver le plancher de sa chambre. Il meurt à 33 ans.
Ce plancher est découvert en 1993 et un psychiatre en fait l'acquisition. Il y voit un exemple de « psychose brute ». Le plancher est considéré comme un témoignage d'art brut. Par la suite, le plancher est exposé, notamment en 2005 à la BNF, et cédé à l’hôpital Sainte-Anne à Paris et exposé en face, 7 rue Cabanis dans le XIVe arrondissement.
Paule, la sœur de Jeannot de dix ans son aînée, est la narratrice. La mère est surnommée la Glousse, elle a perdu un bébé mort-né, dont l’ombre erre sur la famille. Ils vivent en pleine campagne dans une ferme du Béarn avec un pont-levis et accueillent les rares visiteurs fusil à la main. Jeannot quitte son village pour aller en Algérie. Paule s’interroge sur ce qu’a dû faire son frère là-bas. Le jeune homme revient quand il apprend que son père s’est pendu. Le vétérinaire constate que la mère est morte sur sa chaise depuis un moment, son fils exige de l’enterrer à la maison.
Un monologue elliptique construit de petits paragraphes. L'écriture est pleine de silences et de non-dits. La voix de Paule offre à la destinée familiale des accents poignants. Elle donne également humanité à la folie de son frère.
Un roman qui plaira aux fans de M. H. Lafon.

Tremblay, Larry. - L’orangeraie. - La Table ronde. - 179p. - 15€
Aziz et Amed, des jumeaux de 9 ans, vivent avec leurs parents dans une orangeraie d’un pays du Moyen-Orient. Mais une nuit tout bascule : une bombe tombe non loin de là sur la maison des grands-parents, qui meurent sur le coup. L’école aussi sera détruite. Tamara, la mère, fait donc la classe à ses enfants.
Un jour, deux hommes en jeep viennent rendre visite à Zahed, le père. La mère devine aussitôt pourquoi ils sont venus : ils ont laissé une ceinture d’explosifs dans un sac pour un de leurs enfants. Aziz étant malade, vont-ils sacrifier Amed ? Après l’attentat, Aziz/Amed est parti rejoindre sa tante en Amérique. Il veut devenir acteur. Dans la pièce de Mikael, Sony -un enfant de 7 ans- se retrouve face à un soldat ennemi. A. refuse de jouer le rôle, il ne veut pas que l’enfant meure, il a ses raisons. Mikael change son scénario. Le soldat ennemi demande à l’enfant de lui donner une raison valable de le laisser en vie.
Dans sa réponse, A. ne peut s’empêcher de penser aux enfants sacrifiés et à la douleur de leurs parents : « je te parle avec une voix qui a 7 ans, 9 ans, 20 ans, 1000 ans. L’entends-tu ? ». Sony se devait de toucher le cœur du soldat déshumanisé.
Un roman émouvant, qui nous interpelle sur la culpabilité face à la mort. Des enfants sont arrachés à leur enfance, des innocents sont sacrifiés.
Larry Tremblay a reçu le prix des libraires du Québec 2014.

Vourch, Philippe. - Les genoux écorchés. - C. Lucquin. - 106p. - 14€
Il a 11 ans quand son père meurt, lui laissant de beaux souvenirs de famille : les jours à la plage, une fessée ou la voiture qu’il « conduit » et sa colère contre Dieu qui lui a pris son père si tôt.
Aujourd’hui, il est adulte, père de famille, et ce récit tout en tendresse, en sourires et en joies simples vient lui redonner vie.
Histoire agréable, émouvante, drôle et touchante, sans jamais être mièvre ou pleurnicharde.
Premier roman.

Zhang, Yihe. - Madame Zou. - Ming books. - Traduit du chinois. - 220p. - 18€
Zhang Yuhe rencontre Zou Jintu au camp de réforme par le travail. A la suite de la mort de son bœuf, celle-ci a été accusée d’être une ennemie de la révolution et condamnée à dix ans de prison. C’est une femme forte, résistante et très douée pour la couture. Mais Zhang Yuhe ne doit pas la fréquenter, car Zou Jintu est homosexuelle. Les amours clandestines sont un des thèmes du livre, mais toujours traitées avec pudeur.
L’héroïne est envoyée en ville faire les courses pour les autres détenues, c’est un vrai plaisir de retrouver la liberté et la vie normale. Elle en profite pour aller au restaurant et manger à s’en rendre malade ! Les tensions existent entre les femmes qui ont de l’argent et les autres qui ne peuvent rien s’acheter et celles qui ont de la famille ou non. Pourtant, toutes ces femmes savent aussi s’entraider à certains moments et la chef du camp est parfois compatissante.
La vie à la campagne est plus dure que dans le camp à cause de la famine. Une fille doit savoir faire la cuisine pour se nourrir et savoir broder pour développer son intelligence.
Un roman très vivant comme toutes les histoires chinoises, qui n’est pas désespérant. D’ailleurs, il ne se passe pas qu’à l’intérieur du camp. Madame Zou donne envie de lire les précédents volumes de la trilogie. Inspiré de l’incarcération de l’auteur pour avoir critiqué l'épouse de Mao.