Commission Petits éditeurs de mars 2023

Commission Petits éditeurs BiB92 - Sélection mars 2023

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L’auteur raconte sa relation avec son frère schizophrène, sur qui il veille, avec bienveillance et une complicité fraternelle. Il parsème ses 63 courts chapitres de citations de son frère, phrases qui révèlent une profondeur poétique et philosophique. Le style de Jean-François Beauchemin évoque celui de Christian Bobin : l’écriture se fait volontiers méditative, rêveuse, bien qu’ancrée dans le concret du quotidien, et spirituelle. L’auteur imprègne son récit d’une délicate poésie : celle de la contemplation de la nature et du ciel, celle de l’émerveillement face aux joies simples de l’existence, celle des petits bonheurs de la vie quotidienne qui l’enchantent. Il saisit des moments de grâce, tels le vol bleuté d’un oiseau ou le souvenir de la soupe maternelle. Il ne se passe presque rien dans ce roman, (« un livre dans lequel rien n'arrive »), fondé sur le passage des jours, rythmé par les promenades avec le chien, les repas chez les voisins coréens, et surtout par les fréquentes visites du frère, à l’âme perturbée, qui surgit comme un fantôme en pleine nuit, ou comme un ange, qu’il faut apaiser lors de ses crises paranoïaques. Le titre représente par métaphore ce frère, fasciné par les oiseaux, mais aussi fragile et sans autre royaume que ses chimères. Les animaux tiennent une tendre place dans ces pages : ils incarnent une façon d’être au monde que les êtres humains ont perdu.
Beauchemin, Jean-François. - Le roitelet. - Québec Amérique. - 144 p. - 16 €

Dans un petit village imaginaire d’Irlande du Nord en 1993, la narratrice est une petite fille de onze ans à l’éducation religieuse rigoureuse. Dans cette famille protestante charismatique évangéliste, tout est dominé par un fondamentalisme très marqué, le plaisir semble interdit, on ne va pas au cinéma par exemple. On peine à croire que l’histoire se passe de nos jours. Ross meurt d’une maladie inconnue, puis Kathleen décède, et tous deux apparaissent à Hannah, leurs fantômes viennent discuter avec elle. Les enfants d'une même classe tombent malades et meurent un à un, mais la police n’enquête pas. La communauté doit se serrer les coudes. L’origine de la maladie vient d’une nouvelle substance chimique, sans antidote... Jan Carson reprend un par un le sort de chaque enfant et décrit le déroulement des faits et les réactions des parents, des villageois et des journalistes avides de scoops. Malgré le peu d’action, ce livre étrange bien écrit nous tient en haleine. L’intrigue est bien menée et le lecteur est pris par cette histoire terrible.
Carson, Jan. - Les ravissements. - S. Wespieser. - Traduit de l’anglais (Irlande). - 436 p. -24 €

Hannah Hoshiko, d'origine japonaise, est née au Canada en 1928. Elle grandit entre deux cultures, fascinée par les légendes japonaises que lui raconte Kuma, son père. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le Japon s'allie à l'Allemagne et devient l’ennemi du Canada. Les Issei-immigrés japonais- et leurs enfants, Nisei, nés au Canada, sont enfermés dans des camps. Alors qu'elle fuit le camp de Greenwood en 1945, Hannah, est percutée par un ours blanc, une créature de légende, qui n'existe pas en Colombie-Britannique. Inconsciente, Hannah est recueillie par Jack, un creekwalker, mandaté par le gouvernement canadien pour recenser les saumons et préserver la forêt. Jack est perturbé par l'arrivée d'Hannah qui bouleverse sa vie. C'est un solitaire. Amoureux de poésie, il vit seul avec ses deux chiens. Mark, son demi-frère, devenu soldat, lui manque. Ellen, sa belle-mère, l'évite. Quant à son père, décédé, il l'a élevé comme un indien. Jack et Hannah sont deux orphelins, qui pansent leurs blessures. Vont-ils se comprendre ? Qu'ont-ils en commun, si ce ne sont les contes et légendes de leurs cultures respectives ? Marie Charrel écrit dans un style fluide un roman historique original, parsemé de légendes japonaises et amérindiennes. C'est aussi une saga familiale qui nous conte, à travers le vécu d'Hannah et de ses parents, l'histoire méconnue des immigrés japonais au Canada. A découvrir !
Charrel, Marie. - Les mangeurs de nuit. - L’Observatoire. - 296 p. - 21 €

Ce premier roman peut se lire d’une traite. Sa forme très aérée confère une légèreté à la lecture. L’auteur saisit des fragments de la vie d’un couple dans les années 50, qui se délite peu à peu. Le mari est d’origine vietnamienne, la femme est Française, d’une famille de colons pauvres. Elle pensait épouser un homme riche, lui se sentait fier de posséder une femme blanche. Exilés à Paris, lui doit faire face au racisme envers "l'indigène" qu'il représente et elle se retrouve seule à élever ses deux filles, "bonne à tout faire", sans horizon. Myriam Dao parsème son roman de brèves lettres ou extraits de journaux intimes qui révèlent les pensées des personnages, et aussi de descriptions de photographies, tels des instantanés témoins de l'évolution de leur relation. Ce roman donne l'impression que l'auteur s'est également inspirée de sa propre vie : le mari nommé Zao ressemble étrangement à Dao et il semblerait qu’elle ait eu une mère Française d’origine populaire et un père qui ait vécu dans l’Empire colonial. La fin, assez puissante, met en parallèle la condition du colonisé, qui se sent assimilé et perd son identité dans le pays où il a émigré et celle de la femme, dont l'identité se dissout elle aussi dans le mariage : dans les deux cas, les personnages se sentent écrasés et méprisés l'un par la société, l'autre par le patriarcat. Les éditions Des femmes-Antoinette Fouque ont été créées par cette dernière, militante féministe et figure historique du Mouvement de libération des femmes (MLF), aussi psychanalyste, essayiste, politologue et femme politique. Elles ne publient que des femmes et proposent également une riche collection de livres audio « La bibliothèque des voix », depuis 1980.
Dao, Myriam. - Zao, un mari. - Des femmes-Antoinette Fouque. - 141 p. - 13 €

Second roman, encore sur le thème de l'amour filial. Carina, la narratrice, a deux frères, mais a toujours été la préférée de son père depuis l'abandon de leur mère lorsqu'elle avait six ans. Elle ne voit plus que très rarement son père. Celui-ci lui annonce qu'il rentre finir sa vie au Maroc. Il l'invite sans cesse à venir le voir, mais elle est incapable de lui rendre visite. Ses réticences augmentent quand il lui annonce qu’il épouse une femme qui a son âge et se convertit à l’Islam. Carina s'insurge car il se convertit sans être vraiment sincère. Et quand il déclare que ses biens reviendront à sa nouvelle épouse, Carina rompt toute relation ; elle refusera même d'aller à son enterrement. Ce père n'a pas non plus de bonnes relations avec ses deux fils. Le lecteur sent sourdre les colères enfouies ; les faits, les non-dits, les souvenirs remontent. Comment pardonner quand la colère et le sentiment d'injustice couvent ? Le mystère de leur enfance sera évoqué en quelques lignes. Les personnages sont très réalistes et s'inspirent sans doute du vécu de l'autrice : le père violent, la mère partie. Tempêtes et brouillards, écrit dans l’urgence, avec un style incantatoire, mêle souvenirs douloureux, amour filial et pardon. L'écriture est directe, parfois violente, reflète les sentiments de la narratrice. À la fois récit d'un désamour, et d'une grande souffrance, un récit presque cathartique pour dépasser un traumatisme profond. Texte aussi fascinant que puissant, personnel et pourtant universel sur les liens filiaux avec une mise en abyme de l'écriture. Lecture prenante, car le lecteur a envie de connaître les tenants et aboutissants de cette relation tendue.
Dorka-Fenech, Caroline. - Tempêtes et brouillards. - La Martinière. - 225 p. - 18,50 €

Lok Yé, née au Cambodge dans une famille de la haute bourgeoisie proche de la monarchie, doit fuir son pays en 1975. Mariée et mère à 16 ans, elle n’a pas choisi sa vie. C’est sa petite fille qui raconte son exil et l’arrivée de la famille avec leurs cinq enfants en France. Adulte, Alice prend conscience du poids des traumatismes de la famille et interroge sa grand-mère et sa mère sur leurs combats de femme qu'elles ont dû mener. Lorsqu'Alice rend visite à Lok Yé à Créteil, les questions sont nombreuses. Et ce que la grand-mère révèle ne suffit pas pour reconstituer l’histoire familiale.Ce récit autobiographique est intéressant du point de vue historique, de la condition féminine, et des relations mère-fille. Témoignage émouvant sur l'héritage familial qui nous façonne est écrit de façon très visuelle et dépaysante.
Dumas Kol, Alice. - Une chance amère. - A. Carrière. - 157 p. - 17,50 €

Une femme mène dans les forêts une existence vagabonde et sans artifice, avec pour logis un camion aménagé qu'elle déplace au gré de ses envies. Seuls semblent compter pour elle l'écoulement du temps et les échos du vivant. En prise avec la nature et le dénuement matériel, elle s'abandonne gaiement à la jouissance de ses sens et d'une pensée zen... Un roman sans esprit romanesque. Une succession de scènes de la vie d’une femme libre qui en jouit, sans ambages, sans fioritures, avec tout le naturel que procure cet état d’esprit. L’auteur a une écriture précise, un vocabulaire fourni, un style très scénique. Des passages qui dépeignent un amour de la nature, de la féminité, un hymne au corps, à la sensation brute. Un titre qui détonne, une pause bien méritée en pleine forêt en dégustant un thé ou un verre de vin.
Graciano, Marc. - Shamane. - Le Tripode. - 183 p. - 20 €

POUR
Jeune femme discrète de 30 ans, mariée, mère, mari sûr de lui. Elle s'arrête pour écrire et devient femme au foyer et s’enfonce. Eve ne voulait pas d'enfant : elle a subi sa maternité, aucune complicité en famille. Elle a ce mal-être permanent. Puis cet enfant fasciné par le sang. Enfin, une faiblesse grandissante, assortie de cauchemars, d'amaigrissement et de migraines, que son médecin explique sans conviction. Devient-elle folle ? Est-elle manipulée ? Cette femme suscite l’empathie et éveille l'intérêt du fait du mystère des symptômes dont elle souffre. Les autres personnages ne sont pas en reste : les agissements du petit garçon font parfois douter de sa normalité. De même que le mari est peut-être de son côté, ou un meurtrier… Les phrases équivoques sèment le trouble chez le lecteur. Difficile de ne pas se laisser embarquer par ce récit digne d’un thriller psychologique, analysant cette femme au bord de la dépression. Une descente aux enfers fantasmée ou réelle ? L’auteur a encore l'art de nous faire croire que c'est une histoire vraie, qui lui est arrivée tellement cela semble juste. Le titre fait référence à la comptine que son fils chante avec son père qui s'occupe très bien de lui, alors que la mère n'a aucune affection et considère Thomas comme un poids. Ca finit mal, mais de façon inattendue. Roman efficace, glaçant qui se lit d'une traite. Aucun temps mort. Lu dans la journée, comme un page-turner.

Critique très juste sur Babelio
« Cette radiographie intime d'une femme en détresse m'a scotché du début à la fin. Impossible de lâcher Sarah en pleine déliquescence. Enfin l'est-elle vraiment ? L'auteure laisse le doute et le suspense planer. Tout ceci ne se passe-t-il pas uniquement dans le crâne de Sarah ou le vit-elle réellement ?J'ai également été bluffé par la qualité du scénario qui, par petites touches, distille progressivement une atmosphère de plus en plus viciée autour de son héroïne. Elle devient de plus en plus oppressante tant pour le personnage de Sarah que pour ses lecteurs, qui voit Sarah s'enfoncer irrésistiblement dans ses sables mouvants d'une nouvelle vie qu'elle a souhaité mais pour laquelle elle n'était peut-être pas préparée, et qui lui fait imperceptiblement perdre ses repères. Enfin le final, totalement improbable, qui frappe nos esprits et rebat les cartes du jeu, définitivement. »

CONTRE
Sarah Barry, épouse et mère en apparence comblée, a quitté les RH d’une grande entreprise pour s’accorder une année d’écriture. Tout semble lui sourire : un mari aimant, une profession qui lui plait, un petit garçon en pleine santé... Et pourtant ? depuis qu’elle ne travaille plus ? l’atmosphère devient de plus en plus malsaine : elle ne trouve plus sa place dans son rôle de mère, ses relations avec son mari se détériorent, elle se sent de plus en plus fatiguée et n’avance pas dans son projet d’écriture. Il est impossible de trouver une raison rationnelle à son état ? pourtant nous nous rendons vite compte qu’il y a un problème. Ecrit à la première personne et alternant avec le journal intime de la narratrice, ce livre est le récit d’une femme au bord du gouffre. En voulant mélanger les genres : roman psychologique, récit d’une dépression post-partum ou sur un pervers narcissique, thriller... l’auteur se perd et m’a perduE par la même occasion. Le personnage de Sarah n’est pas convaincant et parait froid et distant. La fin est surprenante et me semble tirée par les cheveux. Dommage, j’avais beaucoup apprécié L’embuscade, beaucoup plus original et attachant.
Guillaumin, Emilie. - Petites dents, grands crocs. - HarperCollins. - 265 p. - 18 €

Suite à la disparition brutale et sans explication de son mari, Sawa se réfugie dans la maison maternelle en bord de mer. Elle y crée son atelier de teintures végétales à base de branches, fleurs, feuilles, racines, écorces qu’elle cueille elle-même dans la nature et la forêt environnante. Elle fait surgir des plantes les teintes les plus surprenantes. Dans cette recherche de la couleur intérieure invisible, elle tente de calmer le chagrin et les remous de son cœur, et l'infinie tristesse qui la domine. Elle essaie de reprendre goût à la vie en insufflant ensuite la vie à chacune de ses pièces de tissu. Grâce à ses créations, elle rencontrera Mizuki, galériste tokyoïte et se rapprochera également de ses deux filles. C’est un agréable voyage au Japon dans lequel nous suivons Sawa dans ses expérimentations sur les couleurs et nous nous plaisons à attendre avec elle le résultat de ses teintures. J’ai beaucoup aimé ce texte d’une grande délicatesse, sensible, à l’écoute de la nature. Les personnages même cabossés par la vie dégagent une grande humanité.

Critique de Page des libraires :
« Décédée en 2014, Mayumi Inaba n’avait pas été traduite en France depuis 2019 et c’est aujourd’hui un autre de ses très beaux textes que nous avons le plaisir de découvrir aux éditions Picquier. Mille ans pour aimer est un roman lent et contemplatif qui suit le quotidien de Sawa, une femme dans la quarantaine qui semble coincée dans le passé depuis la fuite de son mari. Il lui a laissé pour seul souvenir une tour improbable construite dans son jardin. Artiste passionnée, elle travaille les végétaux pour obtenir des teintures de tissus naturelles et aime à se perdre dans les forêts alentour où la nature renferme bien des mystères. À la fois très réaliste et teinté de magie, presque de chamanisme, le roman nous parle avant tout d’émotions, d’incapacité à leur laisser libre court par peur de souffrir et de repli sur soi. À travers son art et à travers ceux qui l’entourent, Sawa va petit à petit réapprendre à vivre dans le présent et à aimer. »
Inaba, Mayumi. - Mille ans pour aimer. - Picquier. - Trad du japonais. - 268 p. - 20 €

François Korlowski, le narrateur, est un écrivain médiocre, exilé à la campagne près de Saint-Nazaire, avec sa femme fonctionnaire et sa fille de dix ans. Il est sollicité par son éditeur parisien pour rédiger une notice sur le lauréat 1923 du Prix du roman de l'Académie française : Alphonse de Châteaubriant (1870-1951), écrivain oublié de Brière. Il accepte pour l’argent et se plonge dans les recherches. Il découvre un personnage pas forcément sympathique : Châteaubriant était un aristocrate catholique, aimant la chasse, et devenu écrivain collabo. On suit parallèlement la vie de famille de François, car il reste à la maison, doit aller chercher sa fille à l’école pendant que sa femme travaille. Il lui arrive des aventures un peu loufoques car il a l’art de s’attirer des ennuis. A travers ce portrait de la vie de province, le milieu littéraire parisien est aussi égratigné. L’auteur mêle personnages authentiques à sa propre histoire et à celle de son héros. Roman original et amusant.
Kierzkowski, Jean-François. - Portrait de l'écrivain en chasseur de sanglier. - Mialet-Barrault. - 124 p. - 19 €

Les premières pages de ce roman mettent en scène une jeune femme à la Comédie-Française qui s’apprête à jouer Phèdre son premier amour littéraire. Gisèle, sa mère, est là, dans la salle, elle vient voir sa fille, pleine de fierté, nous allons revenir sur le passé de ces deux femmes. p.18 Congo, Ouganda, guerre, liberté, représailles, migration, France, accueil, argent, fierté, régularisation, école, foyer, concours, avenir… Ces mots sont leur histoire. Suite à des conflits armés au Congo, Karelle, 8 ans, est forcée de quitter Kinshasa, avec sa mère. Son père qui est Ougandais, reste au pays. Elles se retrouvent toutes les deux et vont tenter de se créer une nouvelle vie dans un territoire en paix, la France. Nous les suivons dans leur vie d’errance ; hôtels insalubres, foyers misérables et dur travail d’intégration vont devenir leur quotidien. Elles sont fortes et malgré le désespoir, ensemble, elles font tout pour s’en sortir. Grâce à sa ténacité, Karelle devient une excellente élève, l’amour des mots et de la littérature française seront sa porte de sortie, soutenue par sa professeure de français, elle prend des cours d’éloquence, intègre un prestigieux lycée, et enfin réalise son rêve : jouer à la comédie Française le rôle de Phèdre. Céline Lapertot s’inspire de la vie d’une de ses élèves au parcours similaire et nous plonge dans un merveilleux portrait de femme qui met en avant des sujets actuels et graves. L’écriture poétique, délicate et sensible nous emporte. Et si à tout moment on tremble pour elles, les premières pages nous rassurent. On sait, qu’à la fin on retrouvera Karelle sur scène. J’ai beaucoup aimé les « quelques mots à l’intention du lecteur » à la fin de l’ouvrage sur l’histoire de Marlaine, l’élève dont l’autrice s’est inspirée et qui a fait naître le personnage de Karelle, toute l’explication sur l’élaboration du roman est là, dans ces quelques pages, l’intégralité du discours du concours d’éloquence de Marlaine en 2018 apporte une documentation supplémentaire sur cette élève à l’intelligence et à la volonté hors du commun. p. 195 « Marlaine est inspirante et m’a donc inspirée. Elle m’a inspiré ce roman, qui ne reflète en rien son avenir -totalement inventé- mais qui éclaire son passé, sa belle personnalité, sa luminosité. Elle qui ne tolérait pas l’échec, elle pour qui tomber signifiait mourir, s’est relevée de la plus belle manière. » Un roman inoubliable qui porte très bien son titre. À conseiller à tout le monde...
Lapertot, Céline. - Les chemins d’exil et de lumière. - V. Hamy. - 208 p. - 18 €


Hannah Springer a une relation compliquée avec Magda, sa mère. Cette dernière a d'ailleurs toujours refusé de lui dire qui était son père. Cela fait vingt ans qu'Hannah a coupé les ponts avec elle. Alors qu'Hannah séjourne à Bali pour constituer un dossier sur Walter Spies, un peintre qui fascinait Magda, elle apprend le décès brutal de sa génitrice. Obligée de rentrer à Paris, Hannah se lance dans une enquête à travers l'espace et le temps pour découvrir qui était véritablement sa mère. Hannah s'interroge aussi : où est passé Le lac au miroir, ce tableau de Walter Spies qui décorait sa chambre d'enfant ? Quel lien existe-t-il entre ses ancêtres et ce peintre qui a permis à l'Europe du XXe siècle de découvrir l'île enchanteresse de Bali ? Ce premier roman traite du poids des secrets familiaux et de la difficile construction de l'identité. Entre Bali, Paris et Dresde, j'ai suivi avec curiosité Hannah, une jeune femme perdue, névrosée et un peu cleptomane dans sa recherche de la vérité. L'autrice décrit avec justesse sa reconstruction difficile, auréolée de petites touches de lumière. J'ai aussi apprécié les passages sur la vie de Walter Spies, un artiste que je ne connaissais pas et qui, fuyant la montée du totalitarisme en Allemagne, a trouvé refuge à Bali pour retranscrire sur ses toiles, toute la beauté de l'île.
Lefranc, Odile. - Le lac au miroir. - V. Hamy. - 247 p. - 19 €

Aix-la-Chapelle, été 1936 : âgée de 18 ans, Janna se rend chez le maître d'escrime Egon von Bötticher, un ami de son père médecin, pour se perfectionner au fleuret. Bientôt, la jeune fille tombe sous le charme de cet homme envoûtant. Ce roman se déroule entre l’Allemagne et les Pays-Bas à une période charnière de l’histoire de l’Europe, à l’époque de la montée du nazisme. Il nous raconte une double histoire : celle de l’amitié controversée du père de Janna et d’Egon pendant la Première Guerre Mondiale, que nous découvrons grâce aux lettres qu’ils se sont écrits d’une part, et la rencontre de Janna et de son nouveau professeur d’escrime d’autre part. Je connais peu de choses sur l’escrime et pourtant ce livre m’a beaucoup plu, car finalement ce n’est pas le sujet principal, mais plutôt le fil qui relie nos trois personnages dans une tension et un mystère permanent. Le style est direct, finement ciselé comme le dénouement du roman. L’auteure est traduite pour la première fois en France, elle a reçu le prix AKO (équivalent du prix Goncourt) pour ce livre en 2014.
Moor, Marente de. - Les argonautes. - Traduit du néerlandais. - 312 p. - 23 €

POUR
Les gamines noires ou métisses doivent faire plus d'efforts que les blanches et être parfaites. Les jeunes femmes du Queens s'efforcent de conjuguer leurs origines métissées avec la culture américaine. Ces amies arpentent New York, tombent amoureuses, tout en devant être des filles obéissantes et bien élevées. Mais en grandissant, certaines restent fidèles à leurs racines, d'autres rêvent d'évoluer. Elles s'expriment au nom du groupe, tout en racontant leurs histoires personnelles : les filles disent ce qu'elles ont vécu, les humiliations qu'elles ont dû supporter, les souffrances pour s'adapter à un nouveau pays, et les anecdotes, rythmées par la périphrase « filles à la peau brune », nous fait entendre ce qu'on peut dire à des immigrés, sans penser au mal que ça peut leur faire. Ce roman raconte le difficile passage à l’âge adulte pour des adolescentes qui n'ont pas le droit à l'erreur, toujours susceptibles d'être critiquées et rejetées par la société. Nous suivons ces filles à la peau brune qui expriment leur joie de vivre, leur volonté de croire au rêve américain, de trouver leur place. Ces femmes se battent pour un avenir meilleur, écartelées entre leur fidélité à leurs origines et leur détermination à s’échapper de leur condition. La couleur de peau tient une place importante, ainsi que la difficulté à se sentir intégrée. Pour ce premier roman polyphonique, rythmé, émouvant, Daphne Palasi Andreades choisit une narration écrite à la première personne du pluriel. Ce « nous » tend à l’universalité, tout en nous permettant de nous identifier aux problématiques des « filles comme nous » : l’origine sociale et culturelle, les études, l’amour, et la maternité. Elle nous implique dans la vie quotidienne de femmes pétillantes, dans leurs sentiments, dans des amitiés qui persistent malgré les différences. Plus qu'un roman, c'est écrit sous forme de petites saynètes, d’instantanés qui s’accumulent, comme un album, jusqu’à créer des portraits de femmes d’aujourd’hui. Le rêve de chacune symbolise celui de toutes et ces filles américaines à la peau brune deviennent nos amies. Ce premier roman original est bien écrit, mené tambour battant avec des chapitres courts mais intenses, et des phrases percutantes. Il est aussi jalonné des réflexions profondes sur l'évolution des Etats-Unis ponctuées d’humour. Une bonne découverte.

CONTRE
Si le Guardian considère que ce premier roman « se lit comme on écoute une chanson de rap, un hymne… », c’est parce que s’y trouve une sorte de refrain : « Filles à la peau brune filles à la peau brune filles à la peau brune » (pp. 31, 55, 66…). Et que le ton a aussi quelque chose de chantant, qu’on verrait bien adapté et déclamé sur scène, de manière sonore, pour dénoncer haut et fort toutes ces situations où la culture américaine fleure (mauvais) le racisme. Toutefois, la narration à la première personne du pluriel peut décontenancer : les histoires des unes et des autres sont sciemment entremêlées, afin de faire saillir les points communs. « Peu importent les détails interchangeables, le sentiment général -que nous ne faisons pas partie de leur monde- reste le même. » (p. 68). Le problème, c’est que cette structure porte en elle-même les travers qu’elle dénonce. Les « filles à la peau brune » ont un chemin de vie tout tracé, mais pas vraiment d’identité, comme p. 25, quand « [n]os professeurs appellent Nadira mais fixent Anjali. Nos professeurs disent à Michaela : Viens au tableau […], mais tendent le marqueur à Naz. […] Nadira est pakistanaise […]. Anjali est guyanienne […]. Michaela est haïtienne […]. La famille de Naz est originaire de Côte d’Ivoire ». Pas de personnage auquel réellement s’attacher, pas de fiction porteuse d’histoire. Ce texte a beau aborder des thèmes essentiels, il trouverait davantage sa place dans un journal sous forme de tribune littéraire en plusieurs épisodes que dans un roman chapitré.
Palasi Andreades, Daphne. - Les filles comme nous. - Les Escales. - Traduit de l’américain. - 214 p. - 22 €

Quatre femmes, quatre époques, quatre lieux. Toutes sont traversées par un irrésistible élan de liberté : Anna, hypnotisée par le lac Baïkal, -immensité gelée millénaire- prêt à l'avaler à tout instant, mais aussi narrateur et observateur de ses mouvements ; Eléonore, jeune Californienne des années 1960, amoureuse contrariée de Youri Gagarine ; Gaby, sa fougueuse nièce, photographe aux semelles de vent et « Celle qu'on ne voit pas », qui s'infiltre dans ces histoires en recollant les fragments d'une vie et en quelque sorte double fictionnel de l’autrice qui fait le lien entre ces différentes histoires, lieux époques. L’autrice nous entraîne sur les traces de ses héroïnes, de leurs perpétuelles fuites, de leurs voyages et rencontres. Les grands espaces est aussi le roman des contrastes entre les vastes étendus géographiques et l’intimité des relations humaines, entre les grands froids de Russie et les passions amoureuses fulgurantes, les grands espoirs et les grands regrets, entre l’humain et la nature magnifiée et personnifiée. Magnifique premier roman polyphonique d'une rare intensité qui séduira les aventuriers du cœur et de l’âme.
Perreault, Annie. - Les grands espaces. - H. d’Ormesson. - 237 p. - 20 €

Ce livre est incroyable. Ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’une fresque historique passionnante où l’on a beau savoir que ça va mal finir (est-ce un hasard s’il y a treize chapitres ?) on s’accroche quand même à l’espoir de ceux, Klaus, le mari, et Friedrich, le prêtre, qui tentent de sauver du bûcher la jeune Anna Thalberg, héroïne et victime éponyme de ce roman. Mais c’est surtout la narration qui est novatrice, un véritable tour de force stylistique qui permet de plonger dans l’Allemagne du XVIe siècle et les esprits des différents protagonistes de ce procès en sorcellerie. Une seule phrase par chapitre et pourtant on ne s’y perd pas : le souffle littéraire est là, on est happé/e. Les interventions orales, quand il y en a, sont en retrait de la marge et se rendent ainsi plus visibles sans qu’il y ait besoin de deux points, tirets ou guillemets. Quant aux deux chapitres qui consistent en des dialogues, ils sont divisés en deux colonnes, une pour chaque intervenant/e : les passages en roman sont audibles, ceux en italique, qui leur font face, relatent les pensées qui surgissent en réaction dans la tête de l’autre interlocuteur. Une telle structure, conceptuelle, pourrait faire peur, mais c’est d’une fluidité sans pareille. Tout est là pour enflammer le cœur des lecteur/rices et raviver la mémoire de ces femmes d’avance condamnées.
Sangarcía, Eduardo. - Anna Thalberg. - La Peuplade. - Traduit de l’espagnol (Mexique). - 158 p. - 18 €

10 juillet 1674, Entgen Luijten, soixante-quatorze ans, est accusée de sorcellerie. Elle est arrêtée sur ordre du bailli et des échevins de Limbricht (Pays-Bas). Au fond de sa cellule, Entgen attend son procès et se rappelle les moments forts de sa vie, ses joies et ses peines. Ses affaires sont prospères. Elle a du caractère, mais c’est une femme âgée, veuve donc sans appui. Ses richesses présumées suscitent l'envie et la jalousie. Dans un monde où règnent encore les superstitions, Entgen est une proie facile. La sorcière de Limbricht est un roman historique très bien écrit. Le style est fluide et il se lit d'une traite. Il raconte la triste histoire d'Entgen Luijten, jugée pour sorcellerie. Susan Smit, écrivain militante et mannequin néerlandaise, livre ici un roman de réhabilitation, qui fait sortir de l'oubli cette innocente, accusée injustement et broyée par la justice des hommes. Tout au long du roman, nous écoutons Entgen, s’exprimer d’une voix claire et moderne. Elle est loin d’être naïve et son caractère est bien trempé. Sans doute gênait-elle car elle n'hésitait pas à s'exprimer, à une époque où les femmes devaient rester à leur place.
Smit, Susan. - La sorcière de Limbricht. - Charleston, Les ailleurs. - Traduit du néerlandais. - 290 p. - 23 €