Commission Petits éditeurs de juillet 2022

Commission Petits éditeurs Bib92 - Sélection de l'été 2022

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Le narrateur commence à travailler aux Chantiers navals de La Seyne-sur-Mer en 1972 comme son père. C'est près de ses collègues qu’il devient un homme. À travers son regard mélancolique, nous découvrons le fonctionnement des chantiers : les ouvriers sont lourdement harnachés, travaillent en lieu clos comme à la mine et suivent les sirènes. Les hommes forment une équipe soudée, et ont chacun un surnom (Narval, Cochise, Barbe, Filoche, Mangefer), qui accompagne leur personnalité. La gauche est élue mais déçoit. En 1986 les chantiers déposent le bilan, les ouvriers commencent la grève. Narval est tiraillé, il veut comprendre les réactions des autres, les raisons de leurs décisions. Comment rester « présent » dans son couple lorsque les problèmes rencontrés au travail le hantent ? L’auteur parvient à nous intéresser à son sujet guère attirant. Il nous plonge dans la lutte pour la sauvegarde des emplois, des travailleurs qui rêvent que la politique change le monde... On est touché par ces hommes dont on entend la souffrance et la toux, dont on comprend la colère. Ces hommes puissants et solidaires sont déterminés à se battre, sans savoir que l'amiante les tue peu à peu… Pourtant depuis 1977, la toxicité de l'amiante est connue. Comment savoir si le gouvernement a sacrifié la vie des travailleurs au détriment du profit ? On assiste impuissant à la disparition des chantiers, à la fin d'un monde oublié. On observe la maladie ronger les ouvriers. Narval devient le porte-parole des disparus. C’est un monde âpre à la Ponthus. Le récit est très vivant, les phrases courtes donnent du rythme. Le style sans fioriture nous happe ; l'écriture est sobre et précise. Tout est dit en peu de mots, on réalise ce qu'ont vécu ces hommes. Sans pathos, cette fresque du monde ouvrier très juste de la fin des années 70 à nos jours raconte l'évolution politique et sociale de la France. Prix France Bleu / Page des libraires : « Dès les premières pages, nous avons été happés par la puissance de ce récit. Christian Astolfi nous transporte dans ce monde disparu qu’il a su ressusciter avec tant de précision, de sensibilité, sans jamais céder au manichéisme. Il a su faire de cette tragédie locale la matière d’un grand roman sur la désindustrialisation et incarne superbement le bruit du monde que nous souhaitons faire entendre. » M-P Gracedieu et A Servières, cofondateurs des éditions Le bruit du monde.
Astolfi, Christian. - De notre monde emporté. - Le bruit du monde. - 180 p. - 19 €

Eve Sangarde mène une carrière universitaire brillante qui éblouit autant ses collègues que ses étudiants, jusqu’au jour où apparaissent d’étonnants symptômes : elle est tétanisée, incapable de s’exprimer en public, doute de ses capacités ne peut plus supporter de s’adresser à quiconque. Elle se coupe de tous et provoque bien malgré elle un tragique accident.
Réfugiée dans la maison de sa grand-mère, inhabitée depuis dix ans, elle se terre comme un animal blessé. Un matin, un frémissement, le besoin de se lever d’aller dans le jardin, quelques minutes, puis de plus en plus longtemps. Eve entre en symbiose avec la nature, le jardin qui s’éveille au printemps. Ce temps lent va enfin lui permettre s’envisager d’aller mieux, de pouvoir choisir sa vie. C’est un roman d’une grande force, tout en nuances, qui laisse entrevoir qu’une résilience est possible.
Barthelet, Marie. - Le jardin des Sangard. - Buchet Chastel. - 363 p. - 19,50 €

Un mercenaire américain, grassement payé pour protéger une raffinerie quelque part dans une plaine du Moyen-Orient, sert de cobaye pour un traitement expérimental mené par des scientifiques militaires de la société privée qui l’emploie. On suit les pensées de ce tireur d’élite alors qu’il est sous l’effet du Pharmakon, un médicament miracle qui le déleste du sommeil. L’intérêt étant d’empêcher l’état de fatigue des combattants qui les met en situation de vulnérabilité face à l’ennemi lorsqu’ils dorment. Lorsque le roman s’ouvre, cela fait 60 heures que le narrateur n’a pas dormi et il se sent très bien, il est en totale possession de ses capacités physiques et ne présente pas le moindre signe de fatigue. Il est « lucide, alerte, [sa] vision est claire et précise, [ses] réflexes sont affûtés. » Ni fatigué, ni irrité ou irritable, le sommeil est devenu une simple option qui ne se présente plus à son corps. Il accomplit donc sa mission de surveillance avec la plus grande concentration. Mais moralement, c’est une autre histoire : au bout du quatrième jour sans sommeil, il est épuisé psychologiquement et n’en peut plus de penser 24h sur 24. Il n’éprouve aucun besoin physique de se reposer, mais son esprit, lui, s’use et rêve de pouvoir se déconnecter de la réalité. Lorsqu’il en parle au médecin, celui-ci refuse d’interrompre la prise de médicaments, car aucun effet secondaire indésirable lié à la prise du traitement n’a été constaté. Le soldat parvient à s’exfiltrer de la réalité à certains moments, en suivant notamment le mouvement d’un aigle royal que son esprit lui fait croire qu’il incarne. Le rythme est lent sur ce camp de militaires en mission de surveillance et de sécurisation de site. La tension reste palpable pendant tout le récit, aidé par la proximité du narrateur avec le lecteur : il parle à la première personne, livre ses sensations, émotions et pensées et nous fait attendre, tel un sniper, que le danger se manifeste. La lecture n’est jamais tout à fait tranquille. L’usure mentale finira par prendre le dessus sur le tireur et mènera cette expérience à une fin déroutante. Ce roman singulier et audacieux s’inscrit bien dans la ligne éditoriale du Tripode ; qui prône la liberté de création en proposant des livres qui sortent de l’ordinaire.
Bruneau, Olivier. - Pharmakon. - Le Tripode. - 122 p. - 15 €

S'appuyant sur différentes formes d'art comme la littérature et le cinéma, sur les connaissances scientifiques et historiques ainsi que sur ses propres expériences, l'auteur évoque l'image réductrice de la baleine dans l'imaginaire collectif. Il célèbre cet animal, en soulignant notamment son intelligence, son empathie et sa puissance. Cet ouvrage est intéressant tant sur le fond que la forme, véritable plaidoyer sur les mammifères marins. Il est agréable et facile à lire. Par contre, 200 pages sur cette thématique m’ont semblées un peu longues, vu que ce sujet ne me passionne pas vraiment. A lire si vous êtes intéressés...
2eme avis :
« La différence génétique entre une sirène et un dauphin est de l’ordre de celle qui nous sépare des bonobos. Si les créatures magiques n’existent pas, c’est vraiment de peu, car nous avons les cétacés. » C’est un documentaire qui se lit tout seul et permet d’acquérir, comme d’apprécier, quantité d’informations sur les cétacés (la différence entre mysticètes, qui sont plus moustachus que mystérieux, et odontocètes, ce qui fait que les cachalots sont plus proches des dauphins que des baleines et que ces dernières « plongent les poumons vides »). Mais, davantage qu’un précis sur la baleine, ce livre est, comme son titre l’indique, un éloge. Qui rappelle, à grands renforts d’expériences personnelles comme de références à la pop-culture, l’effet presque magique que provoquent chez nous ces gigantesques mammifères : « [L]e ralenti des grands cétacés, suggérant l’immensité de leurs échines glissant à la surface, nous rappelle à nos destins terrestres, notre rythme d’insectes agités, notre inéluctable respiration de souris paniquées, nées et mortes en un clin d’œil. […] Voilà ce qu’elles dérobent, en passant : notre impression d’être importants. » L’occasion pour l’auteur de rappeler que ces animaux sont non seulement imposants mais aussi intelligents et « sociaux au-delà de ce que nous pouvons imaginer » : « Nous. Ne. Sommes. Rien. Et les cétacés ne nous ont pas attendus pour inventer ce que nous appelons humanité : jeu, joie, échanges, affection, crainte… » De quoi faire réfléchir sur les échouages de baleines (« Et si les cétacés se suicidaient, comme on a vu des humains sauter des tours jumelles le 11 septembre 2001, pour échapper à l’incendie ? »), les chocs des monocoques avec des OFNI, la pêche industrielle et leur protection en tant que ressources naturelles alors qu’il s’agit, pour l’auteur, d’individus : « Affirmer que les baleines sont des personnes vaut pourtant mieux que de n’y voir que des dieux. » Une méditation profonde qui pourrait bien rendre accro à l’« orcasm ».
Brunel, Camille. - Eloge de la baleine. - Rivages. - 204 p. - 17 €

Nos cœurs si loin est un magnifique et fourmillant roman d’amour. On y suit Geronima, la nièce, dite Hero, son installation à Milpitas, dans la baie de San Francisco, chez Pol et Paz, son oncle et sa tante, parents de Roni (Geronima la fille), mais aussi son crush pour Rosalyn. On découvre couche après couche, derrière la réserve, l’humilité et la bonté de Hero, son passé traumatique aux Philippines, son enfance aisée, sa (non-)relation avec ses parents, son admiration pour Pol, son engagement dans la médecine et parmi les guerilleros de la Nouvelle Armée Populaire, son emprisonnement, l’origine de ses pouces désarticulés… « Les humains, c’est compliqué, mais pas autant que les mains. Un cœur brisé, c’est facile à réparer, lui avait déjà fait remarquer Pol. Il finira toujours par guérir. Il fonctionnera même de mieux en mieux. Avec les mains, c’est une tout autre histoire. » Ce roman suit donc le quotidien et la cicatrisation générale, surtout émotionnelle et psychique, de Hero – le premier chapitre, qui suit Paz à la 2e personne du singulier, annonce la couleur : « Traîner son vécu derrière soi, ça veut dire que tu auras beau vivre dans tout un tas de pays différents, il restera toujours certains lieux en toi que tu ne quitteras jamais.» Le style est à l’image de cette « vraie vie de tous les jours » parmi la communauté filipina qui y est racontée, avec des moments de poésie visuelle comme des échanges endiablés, des mots de tagalog, ilocano ou pangasinan ici et là, sans traduction, que l’on assimile peu à peu, et qui non seulement font saliver (il s’agit souvent de nourriture) mais donnent de la vie et procurent de l’émotion – ce n’est pas pour rien que la 4e de couverture fait référence à la prose de Junot Diaz. Une autrice à suivre !
Castillo, Elaine. - Nos cœurs si loin. - La Croisée. - Traduit de l’américain. - 556 p. - 24 €

Giuseppe Catozzella est reporter de guerre. Une de ses ancêtres aurait été « brigantessa ». Italie, 1848. Maria Oliverio, surnommée « Ciccilla », 22 ans, est traduite en justice devant une juridiction militaire pour ses activités de brigandage. Dénoncée, elle a été capturée par des soldats après deux années de traque. Au fond de sa cellule, Maria raconte son parcours. Dix ans plus tôt, elle n’était qu’une petite villageoise du Sud, qui aimait l’école et dont la sœur aînée, Teresa, avait été adoptée par le comte Tommaso et la comtesse Rosanna pour échapper à la pauvreté. A la mort de ces derniers, Teresa est contrainte de revenir vivre dans sa famille biologique. La différence sociale est un choc pour la jeune fille. De caractère ombrageux, Teresa n’a que mépris pour ses parents et développe une véritable haine pour sa sœur Maria. Brigantessa est un premier roman, très bien écrit. Les personnages sont bien campés et ont beaucoup de consistance. La voix de Maria est forte, vibrante, pleine d’émotion. Eprise de liberté, elle plonge le lecteur au cœur de l’histoire italienne, au moment où les habitants du Mezzogiorno, exploités par les propriétaires terriens, rêvent d’indépendance et de partage des richesses. Leur regard se tourne vers Giuseppe Garibaldi, le héros de la révolution, qui ne tiendra pas ses promesses. Ont-ils un autre choix que le brigandage ?
Catozzella, Giuseppe. - Brigantessa. - Buchet-Chastel. - Traduit de l’italien. - 372 p. - 22,50 €

Un fleuve. Sur l’une des rives, vit Ethel, une jeune fille élevée par sa grand-mère. Elle doit songer à partir car son oncle, qui l’a vue grandir, la convoite. Sur l’autre rive, vit Charly, un jeune homme décidé à fuir les maltraitances familiales et à assouvir sa soif d’apprentissage. L’une sera aidée dans sa fuite par sa grand-mère, un peu (beaucoup) sorcière. L’autre sera guidé par un corbeau qui parle. Leurs chemins vont-ils se croiser ?... Ce roman (un peu long) a des allures de conte pour adultes. Les lieux de l’intrigue sont rappelés à chaque nouvelle section par un symbole. Se laisser porter par la magie qui imprègne le texte… ou abandonner. À conseiller aux amateurs de mondes imaginaires ou aux curieux qui souhaiteraient tenter un voyage original et doucement régressif.
Costaz, Blandine. - De l’autre côté du songe. - A. Carrière. - 337 p. - 21 €

Robert Cozal est – une fois n’est pas coutume – véritablement tombé sous le charme de Marthe, sa maîtresse du moment. Mais le mari, plutôt absent, doit revenir incessamment sous peu. Là n’est pas le seul souci de Robert, car Marthe découvre qu’elle n’est pas la seule femme dans la vie de Robert… Des intrigues et des situations qui font penser à celles développées par l’auteur dans ses pièces. On suit dans ce roman les aventures de personnages hauts en couleurs vivant sur la Butte-Montmartre à la fin du XIXe siècle. L’auteur y insère des souvenirs d’enfance (il y vécut joyeusement de 1865 à 1871, comme il le rappelle dans la préface). On aperçoit ce qu’a pu être la vie du quartier encore assez peu urbanisé à cette époque, et la vie d’artiste est évoquée notamment à travers le personnage de Stéphen Hour, un compositeur qui s’estime sous-évalué par la critique. Le langage et le style peuvent être un obstacle à la lecture (profusion de recherche d’effets, fourmillement de références comiques), mais les amateurs de l’époque et de l’humour de l’auteur seront sûrement ravis de se plonger dans ce roman qui fut ensuite adapté sous forme d’une opérette.
Courteline, Georges. - Les linottes. - La Grande Batelière. - 168 p. - 13 €

Dans un pays fictif, un an après une longue guerre, le Ministère des Anciens combattants charge Siriem Plant de trouver l'identité d'un soldat rescapé des tranchées, dans le coma, que plusieurs familles réclament. On ne sait rien de cet homme, pas même si le nom qu'il utilise, Carlus Turnay, est vraiment le sien. Siriem rencontre différentes personnes pour éclaircir son identité : les familles ou les compagnons de combat encore en vie. Mais son enquête avance difficilement et il n’est pas toujours le bienvenu. Pour reconstituer ce puzzle, Siriem rencontre ceux qui ont côtoyé l'inconnu, uniquement des femmes, car les hommes sont morts dans les tranchées, auxquels se joignent les fantômes des disparus qui racontent leur vécu sur le front et leur mort. « C’est comme cela que je suis mort. » ponctue chaque fin de chapitre. Les portraits sont plus ou moins détaillés, utilisant des styles différents. Le récit alterne donc entre l’enquête et la guerre, complété par des lettres venant du front. C'est une construction complexe, au rythme lent avec trois narrations : Siriem sert de fil rouge, celui dont on recherche l'identité, et des personnages secondaires qui prennent leur sens progressivement. Il n'y a ni héros, ni salaud. Les lieux tout comme les personnages ont des consonances étranges qui appellent à un ailleurs indéfinissable. Le fait qu'aucune indication de lieu ni d'époque n'apparaisse en fait un récit universel sur la guerre, même s’il renvoie le lecteur à la Première Guerre Mondiale (bien que les ordinateurs existent), mais c'est aussi dans n'importe quel pays européen. Ce premier roman maîtrisé décrit l'horreur de la guerre, la manipulation des hommes de pouvoir, le deuil et le chagrin, la peur du front.
Destremau, Lionel. - Gueules d’ombre. - La Manufacure de livres. - 424 p. - 21 €

Alain adore le tennis. Il aime lire Tennis magazine et regarder les matchs de Roland-Garros à la télévision. Ce passe-temps sans importance va très vite se transformer en véritable passion. Inscrit dans un club, il ne rate jamais un entraînement. Il veut être considéré comme le futur espoir du tennis français. Pour devenir le meilleur, Alain s’entraîne sans relâche. Fin stratège, il étudie et décortique les stratégies de jeu comme personne. Lorsqu’il se trouve sur un court de tennis, il ne fait qu’un avec sa passion. Au fil du temps, il développe sa technique et ses points forts. Très vite, il devient un « crocodile », un joueur dont la stratégie de jeu consiste à rester en fond de court et à pousser à la faute son adversaire en éternisant les échanges. Mais à force de vouloir tout contrôler Alain ne va-t-il pas finir par se brûler les ailes ? Le roman de Denis Gombert est une plongée vertigineuse en plein cœur du monde du tennis. Ce récit d’apprentissage décrit avec justesse les instants de grâce et les moments de désillusions d’un passionné de tennis. Le texte dresse également un portail méticuleux de cet univers qui semble bien plus complexe qu’il n’y paraît. Grâce à un récit fluide et documenté, le lecteur découvre, au fil des pages, la rigueur d’un système sportif qui laisse peu de place aux sorties de route. Avec ce texte, l’auteur livre une description rare et efficace du cheminement sportif d’un ex-prodige du tennis. Un roman qui n’est pas réservé qu’aux amateurs de tennis !
Gombert, Denis. - Crocodile. - Le cherche midi. - 240 p. - 18 €

Premier roman. Père de deux enfants et heureux en ménage, le narrateur cède tardivement à son désir pour les hommes. Il multiplie les aventures, se sentant à la fois libre et honteux. Être homosexuel est toujours aussi compliqué de nos jours. Sam est d'une famille juive, travaille dans la presse et se débat avec son goût pour les hommes (sans en avoir conscience ou en ne voulant pas se l'avouer), tout en étant marié à Mina. Mais le couple bat de l'aile et Sam comprend son goût pour les garçons. C’est à la naissance d'Ethan par le biais d'un forum gay qu'il se lance dans des rencontres avec des hommes, rencontres sensuelles ou sexuelles. Il lui faudra consulter un psychanalyste qui l'accompagne dans l'acceptation de qui il est, un divorce et de nombreuses histoires pour que Sam se dévoile enfin auprès de ses amis ou de sa famille. On suit le catalogue de ses dragues, racontées sans tomber dans le vulgaire. Il rencontre ses partenaires sur Internet, les réseaux, les boites de nuit. Il accumule les expériences en catimini pendant des années, jusqu'à ce qu'il rencontre Monsieur Nouille. C’est l'homme de sa vie, alors Sam décide de se dévoiler à ses enfants (qui l’acceptent et adorent son ami), ses parents, ses collègues qui s’en amusent, son ex... À la fin, Sam se trouve enfin en harmonie avec sa vie, il n’est plus « empêché ». C'est un récit d’autofiction parfois drôle d'un homme qui doute, ne veut blesser personne, qui finit par accepter son homosexualité et s’épanouir.
Loutaty, Samuel. - L’homme empêché. - P. Rey. - 349 p. - 20 €

On ignore parfois que Faust, ce personnage qui fascine les écrivains, les artistes et leur public depuis cinq siècles, a réellement existé. L'Anglais Robert Nye, qui s'attaque à Faust après tant d'autres, parvient à nous étonner, nous ravir et nous amuser avec un thème que l'on croyait rabâché. Il utilise tous les documents historiques qui attestent l'existence de Faust et jettent une lueur sur sa personnalité, mais il y mêle les éléments d'une fiction romanesque à la fois superbement intelligents et hilarants. Une autre adaptation de Faust, la première et seule question qui nous vient est qu’a-t-elle d’original ? Le personnage de Faust ayant réellement existé, l’auteur ici utilise les nombreuses sources qui ont attesté de sa présence ici et là. Le roman se présente sous la forme du journal de l’assistant du docteur et couvre les dernières années de celui-ci. Cependant, Christophe Wagner n’a pas sa langue dans sa poche, il doute de l’existence de Méphistophélès et de la magie, se moque copieusement de son maître, n’est pas avare en jeu de mot grivois, mêle philosophie ésotérisme et érotisme en un tour de main, et nous abreuve de détails historiques. Un roman plaisant pour qui connait déjà la légende et qui y chercherait un côté plus terre à terre, doté d’une érudition maline. Il n’est évidemment pas pour tout public, mais c’est incontestablement une œuvre à posséder pour une bibliothèque.
Nye, Robert. - Faust. - Noir sur blanc. - Traduit de l’anglais. - 368 p. - 23 €

Attention OVNI, ces Lettres à Clipperton, comme autant de bouteilles à la mer, raviront les esprits curieux. Inspirée d'un projet oulipien initié par Jacques Jouet, cette aventure épistolaire, comme l'indique le titre, n'a rien d'un effet d'annonce. L'auteure a pendant deux ans envoyé des lettres "à tout éventuel résident” d'une île aujourd'hui déserte, possédant cependant un code postal. Clipperton porte le nom du pirate qui la découvrit. L'île de la Passion est sa dénomination officielle. Seule possession française dans le Pacifique nord, cet atoll issu d'une éruption volcanique n'a rien de paradisiaque. Régulièrement ravagé par des cyclones, il ne possède plus de passe ; c'est un anneau corallien qui a en son centre une réserve d'eau douce croupissante. Colonisé par des crabes orange à la chair neurotoxique, il est recouvert du guano des onze mille fous masqués qui le peuplent. L'accostage lui-même est dangereux. Ce caillou de 1,7 km 2 représente cependant un atout stratégique certain, et ses eaux territoriales sont très riches. L'île fut habitée au début du XXème siècle, car on y exploitait du phosphate. Alors possession mexicaine, cette tentative d'implantation se termina tragiquement : les habitants ne furent plus ravitaillés par le Mexique, suite à de graves troubles politiques dans le pays. Seuls quelques rescapés, femmes et enfants furent sauvés in extrémis. Sensibles et érudites, ces lettres touchent et questionnent la notion même d'humanité. Subtilement, l'auteur nous prend dans ses filets et dans la postface nous révèle les tenants et aboutissants de son projet.
Pelatan, Irma. - Lettres à Clipperton. - La Contre allée. - 21 €

« Elle se tourne vers moi. "Je veux simplement être heureuse. Et normale", dit-elle en sanglotant. » Dès la première nouvelle, cette référence à Jeanette Winterson donne le ton. Voilà en effet un recueil drôle, intelligent et bien ficelé (ce n’est pas pour rien qu’il a été lauréat de plusieurs prix en 2021). L’humour, aussi corrosif que rafraîchissant, est partout : dans les comparaisons singulières (des cuisses qui s’ouvrent « comme un autel » pour un cunnilingus) comme les jeux de mots (« Je parle en langues », confie la narratrice et autrice dudit cunni), sans oublier ce pragmatisme qui affleure au moment où l’on s’y attend le moins (« J’ai baissé le poing. Car, en attendant, je n’avais nulle part où aller. » ; « Elle te demande pourquoi tu ne portes pas de gaine, […] et comment tu oses entrer dans la maison du Seigneur ainsi. […] Et tu réponds : "J’en ai assez de retenir ma respiration." »). C’est souvent anticlérical (« ce que tu as toujours su de la religion, c’est qu’elle exige plus que tu ne peux donner ») mais subsiste une tendresse bienveillante vis-à-vis des personnages, de la communauté afro-américaine chrétienne et peut-être même de la foi – pour preuve, dans les remerciements, l’autrice remercie sa mère et « Nay-Nay » de l’«avoir envoyée à l’église et au catéchisme toutes ces années » ! Aucun sujet n’est tabou : à travers ces histoires courtes et ces personnages bien construits, il est question, parfois à demi-mots, d’homophobie (« [C]e qui nous manque le plus, ce sont les rires et les étreintes de nos mères, de nos grands-mères, de nos tantes […] Mais nous avons perdu tout cela quand nous nous sommes choisies. »), d’avortement (« J’ai nommé aussi celles que je n’ai pas mises au monde, celles pour qui j’ai bu la tisane et dont je me suis débarrassée. »), de violences masculines (« des moments terribles avec les hommes ») ou encore de racisme. C’est un remarquable livre intersectionnel dont la prose se déguste !!
Philyaw, Deesha. - La vie secrète des bigotes. - P. Rey. - Traduit de l’américain. - 159 p. - 17 €

Un couple s’est installé dans le Minnesota et a entrepris d’y élever quatre poules. L’homme, Percy, est dans l’attente d’une réponse à sa candidature pour un poste d’enseignant dans une université. Flegmatique, il reste confiant malgré les jours qui passent. Sa compagne fait gracieusement des ménages pour une amie agent immobilier et s’occupe du mieux qu’elle peut de ses protégées. On se laisse emporter par ce récit en forme de mosaïque, collection d’instants choisis du quotidien, d’où émergent des considérations philosophiques très accessibles, comme autant de clins d’œil au lecteur. On y apprend beaucoup sur les poules et on y trouve aussi une fine analyse des relations humaines. Un premier roman original, qui sait aussi distiller un certain suspense : Percy va-t-il être embauché et sa compagne va-t-elle réussir à devenir mère ?
Polzin, Jackie. - La couvée. - Dalva. - 234 p. - Traduit de l’américain. - 21 €

Grand Canyon est un roman anglais publié en 1942, inédit en France. Il représente selon l’éditeur la « première dystopie sur la Seconde Guerre Mondiale ». Il se divise en deux parties égales, L’hôtel et Le canyon, deux unités de lieu. Les deux personnages principaux, Mrs Temple et Mr Dale, constituent un couple d’exilés anglais qui s’observent et observent les autres, presque à la manière d’entomologistes. Autour d’eux ; gravitent des personnages secondaires, des Européens ayant fui la guerre, un aveugle, un sourd, une serveuse tuberculeuse maltraitée, des soldats de l'armée américaine stationnés sur une base proche… Cette jeunesse vit et danse « au bord du précipice », loin de l’Europe, dans l’insouciance du danger, image romantique et tragique. Le lecteur apprend assez rapidement que le directeur de l’hôtel collabore avec les nazis dont il attend l’appel. Il utilise les Indiens comme appât pour les touristes qui payent cher des bibelots très « couleur locale ». Le récit progresse souvent grâce aux dialogues entre les personnages, en particulier Dale et Temple, qui aiment à discourir sur le monde et imaginer la vie des autres. Ce goût pour la conversation, qu’ils émaillent de nombreuses références littéraires et citations, ainsi que leurs caractères semblables, à la fois distants, froids, et en apparence indifférents, les rapprochent, jusqu’à les faire tomber amoureux. Vita Sackeville-West, amie de Virginia Woolf, aurait prêté certains traits de sa personnalité au personnage d’Helen Temple. L’auteur crée un contraste entre un microcosme « civilisé » et le paysage sauvage et spectaculaire du canyon. La deuxième partie commence alors que la guerre vient d’éclater en Amérique. Elle se fait plus contemplative alors que les personnages se sont réfugiés au fond du canyon et que l’hôtel a été brûlé par le directeur. L’atmosphère baigne dans l’irréalité : le lecteur passe de la sensation d’une descente dans un enfer, chaud et rougeoyant, à l’impression que le paysage se change en paradis terrestre, à l’abri de la guerre. Ne parviennent aux personnages que quelques échos lointains de l’actualité, notamment relayés par la radio qui fonctionne par intermittence. Le récit prend presque la forme d’une parabole, lorsqu’il laisse entendre que les personnages sont morts lors de l’explosion de l’hôtel et vivent là leur vie après la mort. Entourés par une nature belle et impressionnante, ils se contentent de se promener et aucune allusion à un besoin physique ou corporel n’est mentionnée. Des miracles ont même lieu, l’aveugle retrouve la vue ; la tuberculeuse guérit subitement. Cette partie plus réflexive permet aussi d’interroger le lecteur sur le sens de cette dystopie : l’humanité, malgré son expérience, serait incapable d’apprendre de ses erreurs et repartirait toujours en guerre. La destruction du monde s’oppose à l’amour naissant du couple principal, qui ne se concrétise que dans les idées et dans la compréhension mutuelle de deux esprits libérés.
Sackville-West, Vita. - Grand canyon. - Autrement. - Traduit de l’anglais. - 291 p. - 22 €

Jouissance est l’autobiographie d’un livre. Le livre, narrateur et personnage principal, s’adresse directement à son lecteur et se plait à le malmener. Le premier chapitre nous plonge d’emblée dans une écriture poétique et sauvage. Le livre invective le lecteur, parfois avec violence, dans un style oral et incantatoire, aux accents mystiques. Personnifié, le livre exulte, nous insulte et érotise son discours par des jeux de mots sexuels. La lecture est une défloration. Il enrage de se sentir rejeté, de passer du pilon à la poubelle. Il étouffe sous sa couverture. Mais il s’en bat les pages et se révolte contre sa condition ! Il vomit un flot de paroles, né d’une colère érotique. Son « verbe précocement éjaculé » qui jaillit presque sans ponctuation, incite le lecteur à déclamer ce texte à voix haute, pour savourer cette langue vivante, barbare et créative, ce verbe « de feu et d’encre ». Ali Zamir, écrivain comorien, est un poète, amoureux de la langue à l’en triturer. Jouissance débute comme un chant à la littérature et renoue avec le style oral des origines. Pourtant, le livre revendique son autonomie : il affirme ne pas avoir d’auteur ! Il va faire plusieurs rencontres, passer de main en main et de rayon de bibliothèque en poubelle, perdu, jeté et revendu, jusqu’à ce qu’une petite fille, Plume, l’adopte. La rencontre avec « Plume » (métaphore d’un stylo ?) amorce un récit davantage narratif. Un récit plutôt loufoque et décousu, où l’on comprend que les différents personnages sont en fait tous liés. Le livre parodie alors, avec ironie et sarcasmes, les romans sentimentaux à l’eau de rose, ou encore caricature les thrillers. Ce livre à la vie très romanesque et au « destin funeste » est aussi le témoin malgré lui de toutes les situations de notre vie quotidienne, des plus intimes aux plus triviales. Le livre devient, par la lecture, un miroir de notre vie, car les personnages lisent en lui les événements qu’ils vivent et qui s’écrivent comme en temps réel. Par cette habile mise en abyme, le livre nous suggère que nos lectures influencent peut-être nos choix, tandis que les histoires d’amour et de meurtres se ressemblent toutes… La fin surprend, car elle invite le lecteur à l’écriture !
Zamir, Ali. - Jouissance. - Le Tripode. - 234 p. - 17 €