BiB92 - Commission Petits éditeurs Mars 2015
Sélection mars 2015
Version téléchargeable sur le site - cliquez ici
Ackroyd, Peter. - Trois frères. - P. Rey. - Traduit de l’anglais. - 285 p. - 19€
Trois frères, Harry, Daniel et Sam, sont nés après la Seconde guerre mondiale à Londres, le même jour, à un an d’intervalle. Ils sont issus d’une famille populaire, leur père est camionneur et leur mère, femme au foyer. Celle-ci ne tarde pas à quitter la famille sans laisser de traces, sujet dont les frères ne parlent jamais entre eux.
En grandissant, les frères ont honte de leur père et de leur vie. Ils s’éloignent chacun les uns des autres et se font une place dans la vie active. Harry, l’aîné et de loin le plus déterminé, s’impose dans un grand journal local ; Daniel le cadet, assez timide, excelle dans ses études à Cambridge, devient professeur et assume peu à peu son homosexualité. Quant à Sam, le dernier, c’est un rêveur qui mène une vie de bohème, sans travail ni contraintes.
Ils ne se revoient pas pendant des années, ne cherchent même pas à renouer contact, mais, sans le savoir, ils ont en commun le même cercle de relations, parmi lesquelles Ruppta, un homme d’affaires véreux. Ils se trouvent plongés dans les mêmes histoires sordides, de meurtres, de pots-de-vin et d’extorsion de fonds.
Une belle écriture pleine de poésie. L’auteur décrit très bien la ville de Londres, les lieux, les personnages et nous entraîne dans un univers aussi beau que sordide.
Agus, Milena. - Prends garde. - L. Levi. - Traduit de l'italien. - 89-79 p. - 17€
En 1946, à Andria, une petite ville des Pouilles, des coups de feu sont tirés sur une foule de paysans affamés rassemblés pour un meeting syndical en face de la somptueuse demeure des sœurs Porro. La foule se déchaîne, la rumeur selon laquelle les coups de feu auraient été tirés de l’une des fenêtres du palais se répand, deux des sœurs Porro seront lynchées et leur palais dévasté.
Dans la grande confusion qui a régné juste après la Seconde Guerre Mondiale, cet épisode tragique est passé inaperçu. Dans ce livre à deux faces, Luciana Castellina tente, à l’aide de documents et de témoignages, de restituer la vérité historique de la façon la plus exacte possible, tandis que Milena Agus s’invite à l’intérieur du Palais Porro.
Cette double lecture est extrêmement intéressante, à double titre : Luciana Castellina retrace cette montée inéluctable de la violence, la dissolution du parti fasciste, le débarquement allié, l’afflux de réfugiés, l’extrême pauvreté des paysans ; Milena Agus, derrière les hauts murs du palais Porro, raconte la vie paisible, isolée du monde des quatre sœurs dont les journées sont rythmées de façon immuable par des activités d’un autre siècle.
Le contraste entre les deux narrations est fascinant : le récit très documenté de Luciana Castellina décrit un monde totalement bouleversé et une révolution en marche, rendant encore plus incroyable le huis clos décrit par Milena Agus où l’ignorance, l’inconscience (et la bonne conscience !) des quatre sœurs apparaissent comme autant de provocations.
Bachmann, Françoise. - Le grand ange rose de Strasbourg : funestes dédales. - Wartberg, Zones noires. - 206 p. - 11€
Simon Braun, libraire sans histoire, a été empoisonné dans la crypte de la cathédrale de Strasbourg. Commence alors pour le commissaire Pelletier et son équipe ainsi que pour Emma Parys, jeune historienne, une traque sans merci. Ils croiseront les amis de Simon, qui, au nom de leur confrérie, essaieront de cacher la vérité et une étude de l’horloge qui pourra expliquer les mobiles de l’assassin.
Polar réussi, informations intéressantes sur la célèbre horloge de la cathédrale de Strasbourg font de ce roman un bon moment de lecture.
Bart, Virginia. - Le meilleur du monde. - Buchet-Chastel. - 148 p. - 8€
Jeanne, bientôt 40 ans, mariée depuis près de 20 ans à Nicolas et sans enfant, est une éternelle insatisfaite. Bien que journaliste, elle s’ennuie. Lors de ses vacances d’été à Sète, elle retrouve par hasard Christophe, un amour de jeunesse qu’elle avait dû quitter suite à des pressions familiales. Deux êtres que tout oppose : Christophe -un musicien bohème, acceptant des petits boulots pour survivre-, et Jeanne évoluant dans un milieu bourgeois.
Mal dans son couple, cette femme va entretenir une liaison avec son amour de jeunesse. Tout nouveau, tout beau. Incapable de prendre une décision, elle essaye en vain de trouver un sens à sa vie. Mais prisonnière de son éducation, l’ennui la rattrape peu à peu. Elle est cérébrale, il est instinctif ; elle est posée, il est passionné.
Jeanne se demande si un jour elle sera vraiment heureuse. Comment combattre la routine ? Peut-on changer de vie ? Que choisir : une passion avec quelqu’un qui ne vous comprend pas vraiment ou une vie de couple routinière, mais rassurante ?
Le roman s’interroge sur la place de la femme dans la société, dans le couple. La réussite sociale et professionnelle n’est pas tout, le bien-être personnel prime. La vie de Jeanne n’est la meilleure du monde qu’en apparence. Une fin émouvante.
Beauman, Ned. - L'accident de téléportation. - J. Losfeld. - Traduit de l’anglais- 364 p. - 25€
Egon Loeser a tout d’un antihéros. Il va courir après la jeune Adèle Hitler pendant 32 ans, de 1930 à 1962 (rien à voir avec l’Adolph du même nom) pour laquelle il a une véritable obsession. De Berlin à Paris, en passant par Los Angeles ou Washington, la belle Adèle lui échappe toujours... Pour notre plus grande joie ! Car, au cours de ses périples, Egon rencontre nombre de personnages hauts en couleurs, baratineurs et aigrefins de tout poil ! Mais pas que…
C’est truculent, réjouissant, passionnant, d’une grande drôlerie ! Ned Beauman est en effet un jeune prodige de la littérature ! Ce récit peu moral il est vrai peut paraître légèrement rébarbatif au début, mais très vite le rythme s’accélère et l’on est pris dans ces aventures rocambolesques !
Bedoya, Esteban. - Le collectionneur d'oreilles : petit roman, ou intermède prolongé. - La Dernière goutte. - Traduit de l’espagnol (Paraguay). - 186 p. - 18€
Au Paraguay, parce qu’il est né albinos, un bébé est abandonné dans la jungle par les habitants de son village. Sa couleur est celle des hommes blancs qui sont maléfiques, il faut absolument l’éloigner pour qu’il ne porte pas préjudice au reste du village.
Mais contre toute attente, « aidé » par la nature qui l’entoure, l’enfant survit et devient même particulièrement vif, d’une force remarquable.
Il grandit et retourne dans son village : effrayés, les villageois le nourrissent tout en gardant leurs distances. Par une suite de péripéties, le garçon est finalement recueilli par une riche famille catholique qui l’emploie comme serviteur…
Une histoire pour voyager et partir à la rencontre de personnages hauts en couleurs, pas toujours charmants (comme le Docteur Mengele) et pour se (re)plonger dans l’histoire du Paraguay.
De nombreux mots en langue guarani donnent au texte une couleur locale, très poétique. Le prologue contribue aussi à faire croire au lecteur que tout ce qui est raconté est authentique.
Bernard, Michel. - Les forêts de Ravel. - La Table ronde. - 170 p. - 16€
En 1916, Maurice Ravel conduit des camions de l’armée autour de Bar-le-Duc, puis est ambulancier à Verdun. Malgré sa constitution, il a tenu à s’engager. Le musicien avait été réformé, mais il est enrôlé à 41 ans. Il visite Bar-le-Duc et Verdun ; il est souvent dans la forêt ou la campagne préservée, où les oiseaux continuent de chanter malgré tout.
Un jour, Ravel découvre un piano dans un château reconverti en hôpital. Il se met à jouer Chopin et attire soignants et soignés ; ce sera un moment de magie, le temps est suspendu... Le conducteur de l’ambulance n°13 est paraît-il un musicien célèbre à Paris. Il ressent de nouveau le besoin impérieux de composer.
Libéré en 1917, il est de retour à Paris. Il cherche une maison à la campagne et proche de Paris : en 1921, le compositeur acquiert la maison du Belvédère à Montfort-l’Amaury, à la lisière de la forêt.
Maurice Ravel est demandé à travers toute l’Europe. On inaugure une rue portant son nom à Saint-Jean-de-Luz, dont il est natif. A Vienne, il rencontre Paul Wittgenstein, musicien amputé d’un bras, pour lequel il compose, à sa demande, le fameux « Cto pour la main gauche ».
Maurice Ravel meurt en décembre 1937, le livre s’achève douloureusement sur sa maladie et sa mort.
Une écriture très délicate, subtile, envoûtante, qui, malgré le fond, rend la lecture très agréable. Michel Bernard restitue les sensations d'un artiste sensible, aimant se promener dans la nature. Un livre superbe que l’on finit à regret !
Bouillot, Françoise. - Mes oncles d'Amérique. - J. Losfeld. - 71 p. - 9€
Deux jeunes femmes ont pour habitude de toujours tout faire ensemble. Au détour d’une conversation, l’une d’elles, Grichka, apprend à son amie que leur oncle Mark est mort. Les souvenirs d’une autre époque affluent alors, notamment ceux de la rencontre des deux jeunes femmes avec leurs deux oncles d’adoption, Peter et Mark.
Le lecteur est propulsé dans le Manhattan des années 80. Il y rencontre ses habitants, des gens un peu bohèmes, un peu perdus, un peu miséreux, souvent en rupture avec la société qui les a exclus. Les personnages décrits sont très attachants, à commencer par les deux « oncles » : un couple d’Anglais exilés aux États-Unis, suite à un crime commis par l’un d’eux de nombreuses années auparavant, un couple que les deux jeunes femmes vont très vite considérer comme faisant partie de leur famille, tout comme les habitants du quartier.
Un court roman plein de charme, pour une histoire qui semble petite en apparence, mais qui développe toute une fiction plus large en seulement quelques pages.
Choplin, Antoine / Mingarelli, Hubert. - L’incendie. - La Fosse aux ours. - 88 p. - 13€
Dix ans après la guerre en Yougoslavie, Pavle, émigré en Argentine, rentre en Serbie pour enterrer son père et retrouve son vieil ami, Jovlan. De retour au pays, une correspondance s’installe entre les deux hommes, d’abord d’une façon un peu superficielle, puis comme un impératif. Au fil des lettres, on devine un secret enfoui, on apprend l’existence d’un troisième larron dans cette amitié. Que s’est-il passé dans cette maison dans la forêt et que Pavle a eu le besoin impérieux de revoir, à moitié détruite par un incendie et envahie, aujourd’hui, par la nature. Au fil des lettres, on apprend, aussi, la présence d’une femme dans cette maison. On devine un drame avec lequel chacun essaie de vivre en silence, mais qui resurgit à la surface. Chacun détient une part de la vérité des événements, mais, ne l’ont jamais confrontée.
Peu à peu, un peu de lumière se fait, mais on ne saura jamais toute la vérité, la femme a disparu, le troisième protagoniste est mort et les deux amis ont mis le feu à la maison, avant l’arrivée de la troupe.
C’est un roman épistolaire épuré et tendu au cordeau sur un drame de la guerre fratricide. Ces échanges minimalistes aident les deux amis à mettre, enfin, des mots sur le drame, sur leur culpabilité difficile à déterminer et pourra, peut-être, les aider à continuer à vivre.
Civico, Alexandre. - La terre sous les ongles. - Rivages. - 87 p. - 15€
Le périple d’un homme de Paris jusqu’à Cadix, la ville des origines familiales qu’il tient à retrouver, à revivre. Voyage bercé par les souvenirs de son enfance pauvre et chahutée, par les réminiscences des moments vécus avec un père déraciné.
C’est assez rude, tonique. Ça bouscule et c’est vraiment intéressant. Des bribes, des mots, des situations reviennent en tête, surgissent encore bien après la fin de cette lecture. Le style et la force de l’écriture sont très personnels et remarquables.
Un premier roman vraiment prometteur.
Coulon, Cécile. - Le cœur du pélican. - V. Hamy. - 236 p. - 18€
Anthime et sa famille viennent d’arriver dans ce village-banlieue, où se faire accepter semble être la seule priorité. Quand, le jour de la fête, il gagne la course des garçons, c’est le début de la gloire. Les victoires s’enchaînent, l’entraînement l’enchaîne. Mais la gloire peut se dérober sur une seule faiblesse. Anthime y perdra tout.
Un texte sous tension, comme tous ceux que Cécile Coulon a livré jusqu’ici. Une écriture tour à tour sèche et affutée ou exaltée, à la hauteur des efforts fournis par un corps d’athlète.
Le sport est ici une métaphore de la vie, des renoncements, des efforts, du poids des regards sur nos choix.
Un texte exigeant mais prenant, qui, comme une course de fond, ménage juste ce qu’il faut de suspense sur la durée. Et les dernières pages tombent comme une sentence, une semonce pour nous les spectateurs, les adorateurs qui brûlons si vite ce qui nous a fasciné.
Cuneo, Anne. - Gatti’s Variétés. - B. Campiche. - 357 p. - 20€
Années 1800 : Carlo Gatti, tessinois (canton italien suisse), apprend les métiers de la restauration à Paris. Il s’installe 18 ans plus tard à Londres et ouvrira des restaurants, des cabarets, créera le métier de vendeur de glace ambulant, et même transporteur de glace. En plus de sa famille, il adoptera des enfants à la rue. L’un d’eux, Nicolas, futur polytechnicien, racontera son histoire.
Carlo Gatti a bel et bien existé. Autodidacte, observateur des mœurs de son époque, (les salons de thé pour les femmes comme il faut, c’est lui), capable de repérer les talents de chacun, capable d’innover (certains dimanches, il vendra jusqu’à 14 000 glaces !) il va créer un véritable empire où se côtoieront les milieux populaires, les notables et les intellectuels.
Livre extrêmement plaisant, Carlo Gatti nous séduit par sa bonté, sa générosité, sa volonté de servir et distraire le plus grand monde.
Delesalle, Nicolas. - Un parfum d’herbe coupée. - Préludes. - 284 p. - 13,60€
Kolia le narrateur, la quarantaine toute fraîche, revient sur les petits riens qui ont bercé son enfance et son adolescence. Des événements anodins, qui ont forgé son caractère et ont fait de lui l’adulte qu’il est devenu.
À travers ce premier roman, Nicolas Delesalle, grand reporter à Télérama, nous parle d’innocence perdue et d’une certaine idée du bonheur avec beaucoup de sensibilité et d’humour. Il fixe des instants de vie, des moments fugaces.
Une lecture qui nous plonge dans nos propres souvenirs d’enfance et qui nous rend inévitablement nostalgique…
Djibaba, Youssouf. - Comme des rois. - Wildproject. - 120 p. - 20€
Akeem, originaire des Comores, habite une cité dans les quartiers nord de Marseille. Son quotidien, c’est avant tout les copains : il y a Foued le calme ; Philippe le beau gosse ; Youssouf le comique ; Baba qui est passionné de football ; et Brahim, le mauvais garçon. Chacun d’entre eux essaie de s’en sortir, de tourner le dos à la misère et à l’ennui. Mais la cité est un univers clos (parfois aussi un refuge) où il est parfois bien difficile de ne pas succomber à l’argent facile que procure trafics et vols en tous genres…
Ce roman largement autobiographique sur l’univers des cités sonne juste. J’ai beaucoup aimé le style acéré et direct de l’auteur, ancien champion de boxe -devenu travailleur social-, qui a rangé les gants, sans pour autant cesser de distribuer des coups.
Un livre percutant et pertinent sur la banlieue.
Duault, Alain. - Dans la peau de Maria Callas. - Le Passeur, Dans la peau de. - 178 p. - 17€
Alain Duault prend la voix de la cantatrice pour cette autobiographie fictive qui va du 1er au 15 septembre 1977, la veille de la mort de la diva.
Maria Callas retrace ce que fut sa vie. Son père, pharmacien grec peu présent, change de nom en arrivant aux Etats-Unis. Sa mère ne l’aime pas, l’enfant se sent moche, grosse (pour Luchino Visconti, elle perdra 30 kilos !), avant de se transformer en créature de rêve.
Dès 11 ans, Maria remporte une audition. Quand elle décroche un rôle à Vérone, elle décrète : « ma destination était la gloire. Ou rien. » (p. 42). La jeune fille enchaîne alors les rôles. Elle rencontre Leonard Bernstein, Karajan, Henri Fonda, Pasolini, devient l’amie de Grace de Monaco. A 30 ans, elle est considérée comme la plus belle femme du monde, mais rêve toujours d’amour alors qu’elle est célèbre, riche, courtisée, jalousée, vénérée... « J’ai tant donné, et j’ai si peu reçu. » (p. 51)
Maria ravit par son chant sublime, elle crée une légende autour de sa vie. « moi que l’on imaginait aimée du monde entier, moi que l’on décrivait perfidement passant de fête en fête, je menais au contraire une existence de recluse ! » (p. 82)
Elle n’aura connu l’épanouissement ni avec son mari, ni avec son amant volage et pour lequel elle a pourtant mis sa carrière entre parenthèses. Femme, épouse, amante, jamais mère, elle atteint la gloire avant de disparaître subitement, seule, dépressive, consumée telle une comète.
Alain Duault a su se glisser avec aisance et sensibilité dans la peau de cette femme adulée de tous et qui n'aura jamais réussi à approcher vraiment le bonheur, malgré la reconnaissance et son talent.
Une lecture très agréable, première étape vers une biographie.
Dudek, Arnaud. - Une plage au pôle Nord. - Alma. - 167 p. - 16€
Tout commence par un appareil photo perdu, un coup de fil improbable, une première rencontre embarrassée. Deux personnes qui n’auraient jamais dû se rencontrer vont devenir les plus beaux amis du monde. Jean-Claude, trentenaire un peu perdu dans sa vie, accompagne Françoise, retraitée dynamique, dans sa découverte de l’informatique. Et de clics en confidences, ces deux-là vont tisser une amitié inattendue.
Un beau roman fait de belles rencontres, de grandes détresses et de petits bonheurs. A. Dudek aime ses personnages. Ne nous privons pas de cette parenthèse tendre.
Effa, Gaston-Paul. - Rendez-vous avec l’heure qui blesse. - Gallimard, Continents noirs. - 194 p. - 18€
Biographie romancée de Raphaël Elizé, (1891-1945), d’origine martiniquaise, vétérinaire, premier maire noir à Sablé-sur-Sarthe (Pays de la Loire) et résistant.
Après des années à « s’essuyer de poussière et de silence », à entendre les appréciations les plus douteuses quant à ses capacités professionnelles, condamné à justifier tous ses faits (accusé de charlatanisme), Raphaël Elizé connaît une reconnaissance tardive et une admiration profonde : il est élu Maire. Mais, « il reste toujours la couleur de la peau, il restera toujours la couleur », « qu’il fallait oublier en se surpassant ». Puis, vient le temps de l’occupation allemande, de la clandestinité et de la résistance. Dénoncé et arrêté en 1943, il est déporté à Buchenwald où il vivra la déshumanisation et l’enfer. Face à l’horreur, il réalise que même à l’intérieur du camp, les hommes ne sont pas égaux dans la hiérarchie nazie, selon eux : « Plus bas que le polonais, il y a le juif, plus bas que lui, il y a le nègre, un détail du détail de l’histoire… » Le 9 février 1945, pendant la libération du camp, Elizé meurt à la suite de ses blessures à Buchenwald.
Deux acceptions fondamentales peuvent être liées au titre : une blessure due au « mystère insondable de sa peau noire » pour laquelle il a subi des intolérances et celle physique qui lui donne la mort à Buchenwald, alors que l’heure de la Libération a sonné. Le roman met en lumière la souffrance de deux symboles forts : du Juif victime de la Shoah et celui du Noir victime de l’esclavage, tous relégués au rang d’animaux par les nazis, mais toutefois, avec des différences notables.
La plume est légère, et les mots simples, alors que l’auteur dépeint l’horreur d’une écriture poignante. Les textes sont en regard, l’auteur compare la vie sarthoise du vétérinaire en contact avec les animaux malades et celle de tous ces déportés souffrants et déshumanisés. C’était un plaisir empreint d’émotion et de respect, mais le cœur meurtri d’avoir lu ce livre au moment de la célébration du 70ème anniversaire de la libération du camp de d’extermination d’Auschwitz-Birkenau le 27/01/45.
Le récit est tellement prenant et écrit avec une évidence certaine qu’il n’est pas nécessaire de s’intéresser ou connaître ce personnage pour poursuivre la lecture.
Fauque, Jean-Charles. - Iris picarde : embrouilles à perte de vue. - Wartberg, Zones noires. - 165 p. - 11€
Quand Iris, une prostituée parisienne, disparaît dans la campagne de l'Oise, les soupçons de la police se portent sur un publicitaire qui l'avait reçue à son domicile, peu de temps auparavant. Ce dernier subit des tentatives d'intimidation, jusqu'à ce que la jeune femme réapparaisse et l'entraîne dans un périple à travers la Picardie.
Scénariste télévisuel, Jean-Charles Fauque s’est déjà essayé au polar. Son héros narrateur, rédacteur publicitaire, veuf fatigué et revenu de tout, semble revivre lorsqu’il rencontre Iris. Mais celle-ci a des « embrouilles » : il la couvre, tant auprès des policiers que des hommes de main qui la recherchent. Au risque de s’attirer les pires ennuis et les foudres du voisinage !
L’intrigue est bien menée. Ce livre se laisse lire, même si ce n’est pas un chef-d’œuvre… C’est parfois un peu longuet, mais ce n’est pas inintéressant pour autant.
Garnier, Pascal. - Vieux Bob. - In 8. - 96 p. - 12€
Recueil de neuf nouvelles.
Elle et lui : une rencontre dans un métro qui aurait pu bien finir mais qui finit très mal.
Vieux Bob : dans un café, un vieux chien, Bob, vit ses derniers instants (misère humaine).
Cabine 34 : sur la plage, un homme seul (un maniaque ?) observe une famille. Il s’en rapproche toujours plus, et on craint le pire pour la petite fille…
Ville nouvelle : un couple attend la visite de leur fille. Évocation des doutes de la mère, de son angoisse de vieillir.
Paris-Melun-Paris : un aller pendant lequel un couple va voir des amis. Le départ d’un jeune homme qui quitte ses parents. Quel est le rapport ?
Eux : très belle rencontre lors d’un bal entre Victor, un Malien, et Zoubida, d’origine algérienne.
La barrière : un jeune couple, tout juste parents, se rend chez les beaux-parents. Le jeune homme manque de « péter les plombs ».
Couple, chien plage : une mère de famille plaque tout pour faire le point sur sa vie. Mais n’est jamais tranquille.
Ami : un homme seul, aigri, porte secours à ses voisins qu’il méprise.
Misère affective, êtres en perdition ou perturbés. Des nouvelles dérangeantes, déroutantes. Une ambiance noire, parfois proche du polar. Très belle écriture, style percutant.
Giraldi, William. - Aucun homme ni dieu. - Autrement. - Traduit de l’américain. - 308 p. - 19€
Le fils de Medora Slone est le troisième enfant enlevé par les loups dans un village à la lisière de l’Alaska, un endroit au bout du monde, perdu dans un enfer blanc. Son mari étant à la guerre, elle demande à Russell Core, 60 ans, écrivain de nature writing et connaisseur des loups, de retrouver le corps de son fils et de tuer le loup.
Russell a du mal à comprendre les villageois et la police qui n’intervient pas. Quand il revient après avoir pisté les loups, Medora a disparu…
Le lecteur découvre vite ce qui est arrivé au petit Bailey, mais ignore les causes. Vernon, le père, apprend ce qui s’est passé à son retour. Les flics lui demandent de collaborer.
Le lecteur est happé par cette histoire qui pourtant ne brille pas par un style original. Ce roman est sans doute un ovni chez cet éditeur, Gallmeister a dû le rater ! Un roman hypnotique et sanglant, qui vous glacera les sangs !
Pour les passionnés de loups, rappelons que Le totem du loup de R. Jiang vient d’être adapté au cinéma par J. J. Annaud.
Goussu, Michel. - Le poisson pourrit par la tête : burn-out. - Le Castor Astral, Escales des lettres. - 219 p. - 17€
Après une expérience malheureuse dans une entreprise financière et une longue période de chômage qui s’en suit, le narrateur, ancien cadre de la finance en gestion des risques, réintègre cette même entreprise, en s’improvisant « chef de projet ».
D’abord soucieux de mener à terme sa période d’essai, il travaille d’arrache-pied, mais la fatigue et le surmenage le rattraperont très vite, au point de le mettre dans une situation de burn-out.
Un premier roman très réussi, qui décrit avec beaucoup d’humour et d’autodérision le quotidien du monde du travail dans une entreprise moderne, et notamment la difficulté pour les salariés d’être confrontés à des pratiques managériales autocratiques et psychorigides. Le tout donne un concentré de situations cocasses et grotesques incarnant la souffrance au travail et le harcèlement.
Guillot, Bertrand. - Sous les couvertures. - Rue Fromentin. - 175 p. - 16€
C’est la révolution chez les livres !
A l’intérieur d’une librairie, lorsque le rideau de fer est tiré, les livres du Boudoir se révoltent contre ce gros carton de nouveautés fraîchement arrivé, et qui va sûrement en envoyer plus d’un au pilon ! Les livres décident d’aller à l’assaut de la table de nouveautés et de voler la jaquette des best-sellers pendant leur sommeil…
C’est donc une guerre entre les classiques et les ouvrages de fonds contre les best-sellers et les livres d’actualité.
L’occasion pour l’auteur d’analyser la situation du marché du livre et de tous ses acteurs : la versatilité des lecteurs de plus en plus difficiles à fidéliser, le numérique, la surproduction, la loi du marché qui fait des romans de simples produits de consommation, l'impossibilité pour une très grande majorité d'auteurs d'espérer la moindre exposition dans les médias, etc.
Il y a des passages très réussis, notamment celui ou les ouvrages « papier » échangent avec une liseuse. La scène est drôle et balaie, l'air de rien, les problématiques qu'implique ce nouvel outil. On croise aussi la figure d’un géant des livres sur Internet (sans nul doute Amazon) qui se pense le meilleur libraire du monde incarné par un homme dans sa grande villa face à la mer. Alternance de chapitres entre la guerre que mènent les livres et les réflexions du vieux libraire et de sa jeune apprentie, qui nous donnent deux visions bien différentes du monde des librairies.
Ce livre nous offre une belle réflexion sur le monde littéraire actuel. Un livre drôle et léger, au propos bien plus lucide et grinçant qu'il n'y paraît.
Hayder, Mo. - Viscères. - Presses de la Cité, Sang d’encre. - Traduit de l’anglais. - 440 p. - 22€
Dans le Somerset, Matilda et Olivier Anchor-Ferres découvrent, avec leur fille Lucia, le cadavre de deux amoureux, près de leur maison de campagne. Lorsque la scène se répète quinze ans plus tard, la terreur s'installe dans la famille.
Un suspense haletant, mieux que le maître Hitchcock ! On ne sort pas de ce livre indemne. On pénètre dans un thriller terrifiant, l’atmosphère est lourde. Et les rebondissements sont à la hauteur de nos espérances de lecteur ! Jusqu’au bout de ce pavé, on va de surprise en surprise.
L’idée est assez originalement tordue : une famille de la bonne société britannique est prise en otage par deux pseudo-policiers. Aussitôt, les tortures psychologiques se succèdent, sans que la famille en question ne comprenne le pourquoi du comment. Le lecteur participe activement aux cogitations des victimes…
Mo Hayder est tout simplement géniale, c’est une histoire de très haut vol.
A consommer sans aucune modération (âmes sensibles s’abstenir…).
Hérault, Pascal. - La mort en souvenirs : vacances tragiques en Normandie. - Wartberg, Zones noires. - 238 p. - 12€
Alex Maurer, a dû quitter la police, suite à une bavure qui a coûté la vie à Caroline, une jeune collègue. Devenu un écrivain reconnu, il partage maintenant son temps entre Paris et la côte normande.
Nous le retrouvons à Trouville, dans la villa qu’il a héritée de son père, commissaire de police. Il y est venu pour la dédicace de son dernier polar L’étudiant du mal. Inspiré d'un fait divers non élucidé, où le tueur découpait de belles jeunes femmes dans des magazines (coupait les pieds, les mains, la tête) avant d'appliquer ses méthodes sur un matériau bien vivant.
Carine, sa maîtresse de deux jours, a disparu ; Léa, illustratrice jeunesse d'allure gothique, sa voisine lors d'une séance de dédicaces, qui devait rentrer le soir même à Paris, a disparu. Deux disparitions coup sur coup. Recevant des messages anonymes inquiétants, Alex comprend qu’un piège se met en place. Il se voit alors confronté à des personnages qui copient les scénarios de ses polars. La fiction du dernier va le rattraper…
Pour son ancien collègue Mornier qui le déteste, Alex devient le suspect n°1. L’ ancien flic décide donc d'enquêter en parallèle, avec sa petite amie, Maud, journaliste.
Un polar régional très agréable à lire, nous menant de Trouville au Havre. Trouville avec ses belles villas, ses restaurants aux menus gastronomiques, son Casino, les baignades dans la Manche, etc...
Suspense assuré !
Huguenin, Cécile. - La saison des mangues. - H. d’Ormesson. - 173 p. - 17€
C’est l’histoire de trois femmes, trois générations, trois continents. Nous faisons la connaissance d’Anita, jeune Indienne élevée en Angleterre, qui nous conte le récit de sa mère Radhika. Cette dernière a été mariée de force par son père à un Major anglais, lors de l’Indépendance de l’Inde. Elle est emmenée tel un trophée, et est considérée comme une sauvage une fois arrivée en Angleterre. Elle ne s’habituera jamais à ce pays, d’autant plus que son mari se révèle abject avec elle. La naissance de leur fille ne fera qu’exacerber la tyrannie de cet homme que Radhika finira par empoisonner. Elle décide alors de rentrer en Inde avec sa fille, Anita, âgée de 13 ans.
Anita a vécu le chemin inverse de sa mère : élevée en Angleterre, elle se sent déracinée en arrivant en Inde au cours de son adolescence. Elle découvre les coutumes, les saris, les épices, les odeurs… Dans l’avion qui l’emmène en Inde, elle rencontre François, un jeune Français passionné par ce pays. Le hasard les mettra sur les mêmes chemins et elle finira par l’épouser et aller vivre en France. Là, naîtra Mira.
Dans la deuxième partie du roman, on suit l’histoire de Mira qui rejette ses origines et décide de tout quitter pour aller vivre au Mali, en s’engageant dans un projet humanitaire. Elle y fera la connaissance de Laurent, un jeune homme fuyant sa petite vie bourgeoise et des études qu'il ne fait que pour satisfaire son père. Bien plus qu'un projet humanitaire, ce voyage, bien que difficile pour lui, ressemblera à une véritable quête personnelle lui permettant finalement de grandir et de trouver sa voie. L’auteur y décrit les traditions populaires africaines, les pratiques des marabouts, évoque la condition des albinos dans ces pays…
Roman sur la perte d’identité, le déracinement, la difficulté de vivre entre deux cultures, les coutumes et traditions propres à chaque pays. Contient parfois quelques clichés, mais c’est malgré tout un agréable moment de lecture.
Huth, Angela. - Mentir n’est pas trahir. - Quai Voltaire. - Traduit de l’anglais. - 299 p. - 21€
POUR :
Gladwyn Purser a tout pour être heureux : la plus belle épouse, le fils le plus facile, une jolie maison dans la plus paisible banlieue. Les douces séductions du train-train quotidien, jusqu’à sa rencontre avec Lara Austin à qui il ment impulsivement sur sa situation. Il s’engouffre dans les mensonges. Après seize années d’un mariage sans zones d’ombre, il se voit faire ce qu’il croyait réservé aux autres : échafauder des scénarios rocambolesques et incontrôlables, où le triangle amoureux passe du vaudeville au roman noir.
Si l’on trouve l’intrigue classique au premier abord, c’est le style d’écriture de l’auteur qui rend le récit entraînant. Au-delà du destin de Gladwyn qui trouve une manière bien à lui de se sortir de cette routine, Angela Huth nous dresse, sans retenue, un portrait de la société bourgeoise britannique confrontée au monde moderne, sur le ton de l’humour.
CONTRE :
Gadwyn vit depuis seize ans une vie paisible et bien rangée avec son épouse, Blythe, parfaite et aimante et son fils, dans la banlieue de Londres. En allant voir sa mère à la campagne, il aide une jeune femme qui a fait une chute à vélo… C’est le coup de foudre réciproque ! Gladwyn ne peut résister à cette nouvelle jeunesse, mais ne voulant pas briser son mariage heureux, il tait son mariage à Lara. Aussi, il jongle avec ses horaires de travail, ses soit-disantes nombreuses visites à sa mère et un studio minable prêté par un cousin. La seule ombre est ce voisin, un peu débile et amoureux secret de Lara et jaloux de Gladwyn. La jeune femme est convaincue que c’est le grand amour pour la vie, s’étonne de ne pas voir arriver de propositions plus concrètes, jusqu’au jour où elle annonce sa grossesse… Gladwyn se montrera à la hauteur de la bassesse que les hommes peuvent montrer en ces circonstances.
Cette histoire d’amour nous promène dans la campagne anglaise, plutôt grise et pluvieuse, nous décrit les émois amoureux et les théories sur la possibilité d’aimer deux personnes à la fois, en restant sincère dans son mensonge.
La chute ne colle pas au personnage de Gladwyn et le happy end pour le bébé (qui est bien arrivé) est trop facile ! La théorie de présenter la duplicité de deux amours comme un débordement de sentiment et non comme la tromperie des deux personnes est curieuse venant d’une femme !
L’histoire reste très superficielle et pleine de poncifs.
Jurado-Lécina, Cathy. - Nous tous sommes innocents. - Aux forges de Vulcain. - 205 p. - 16€
Ce roman, inspiré d’une histoire vraie, se déroule dans les années 60, près de Pau. Le personnage principal rêve de devenir instituteur, mais c’est sans compter avec la volonté de son père de le voir reprendre la ferme familiale. Sa mère ne le soutient pas, et il doit assumer sa petite sœur un peu dérangée. Claudine, sa grande sœur, a quitté la ferme et pense épouser un étudiant en médecine. Jeannot courtise Odette, mais leur union ne se fera pas ; le jeune homme verra toutes ses attentes brisées. De dépit, il s’engage dans l’armée et part en Algérie, d’où il reviendra hanté. Il doit faire tourner la ferme seul et ressemble de plus en plus à son père. Tous les voisins craignent cette famille qui vit en autarcie, un fusil toujours à portée de main…
Le roman de terroir glisse peu à peu dans le roman noir. Les personnages sont à la limite de la folie et le drame est pressenti dès le départ. L’atmosphère pesante s’empare du lecteur, qui assiste, impuissant, à la déchéance de cette famille qui s’enferme implacablement dans l’isolement.
Ce roman restitue parfaitement le milieu rural dur, le monde des taiseux, les secrets de famille qui couvent jusqu’à vous détruire. Le « héros » est victime de son destin ; sa vie aurait pu prendre une tout autre tournure.
Nous tous sommes innocents est son premier roman.
Kim Yeon-Su. - Si le rôle de la mer est de faire des vagues… - Picquier. - Traduit du coréen. - 265 p. - 19,50€
Camilla est une jeune Coréenne adoptée par un couple canadien. A la mort de sa mère adoptive, elle découvre une photo de sa mère biologique avec elle, bébé, dans les bras. Elle décide de partir en Corée à la découverte de ses origines. Elle rencontre beaucoup de personnes qui ont été concernées par la vie au lycée et par la connaissance de la grossesse de cette élève de 17 ans, qui a fini par se suicider. Qui est le père ?
On navigue entre les années 1986-87 et 2012, année de la quête. On apprend les conséquences d’une grève très lourde du chantier naval de cette ville portuaire, dans laquelle se passent les événements. On découvre une « maison occidentale » qui renferme des secrets de famille, des archives conservant des poèmes de sa mère.
La narration fait parler différents protagonistes du présent et du passé, mêlant les deux comme savent si bien le faire les Coréens. Chacun cache une faille. Camilla ressent, au plus près de son être, les émotions vécues par sa mère et fait, comme chacun dans ce récit, l’expérience de la solitude, du gouffre qui sépare les hommes.
La narration est très poétique et entremêlée de poèmes d’Emily Dickinson. Ce n’est pas une lecture très facile entre rêve et réalité, passé et présent, passages du Je au Tu, selon les chapitres, Mais, c’est émouvant et beau.
« J’espère, de tout mon cœur, que vous pourrez lire ce que je n’ai pas écrit dans ce roman » écrit l’auteur en postface !
Kivirähk, Andrus. - Les groseilles de novembre. - Le Tripode. - Traduit de l’estonien. - 320 p. - 21€
Dans un village estonien, deux mondes se côtoient : celui du manoir où vit la famille du riche baron allemand, et l’autre, celui des paysans, hommes et femmes simples, attachés à leurs traditions et au passé.
L’auteur s’attarde plus volontiers sur le deuxième univers, en fournissant des portraits de tout âge et tout sexe, hauts en couleurs -des gens pauvres qui essaient de survivre au quotidien-. Grâce à leurs kratts (créatures façonnées à l’aide des objets récupérés, munies de l’âme insufflée par le diable), ils pillent le garde-manger du baron ou le trompent, en lui soutirant de l’argent. Les villageois sont naïfs (ayant un vocabulaire et des connaissances limités, ils sont souvent ridiculisés) mais restent solidaires et fiers de leurs conditions de vie. Ils négocient leur bonheur, tantôt avec Dieu, tantôt avec le diable (n’ayant aucun scrupule de duper l’un et l’autre…), cohabitent avec les morts qui reviennent dans leurs anciennes demeures pour vérifier l’état des richesses accumulées lors de leur vivant.
Comme dans son précédent roman L’homme qui savait la langue des serpents, Andrus Kiviräkh renvoie le lecteur à l’histoire de l’Estonie : à l’évangélisation forcée, mal vécue par la population, à l’époque soviétique imposant la langue russe. Les personnages soulignent leur liberté et leur indépendance, ils ne se soumettent ni au baron, ni au pasteur, ni à leurs semblables. Les sentiments dépassent les rangs sociaux et tout préjugé possible.
Ce roman m’a touché, m’a fait rire et réfléchir. Il se lit d’une traite, comme un conte.
Magnason, Andri Snaer. - Lovestar. - Zulma. - Traduit de l'islandais. - 428 p. - 21,50€
J’ai beaucoup aimé ce roman, et plus j’avançais, plus j’appréciais !
Au début, ça peut être un peu compliqué, mais finalement, on a envie de savoir ce qui va arriver à Lovestar, l’homme qui a modelé le monde selon ses idées, et au couple qui apprend, alors qu’ils sont fusionnels depuis plusieurs années, que leur âme sœur est ailleurs. Ce sont les deux intrigues principales qui tiennent le roman. Mais je le conseillerais davantage pour les « thèses » de l’auteur, car les thèmes développés sont vraiment intéressants. C’est un monde futuriste qui nous parle, où le commerce de la mort et du couple, le conformisme, la manipulation, la publicité sont omniprésents. Et cette omniprésence est rendue possible par la technologie qui libère l’homme des fils et des machines. Désormais, les « ondes » atteignent directement notre cerveau et agissent sur nos sens. Par exemple, un homme qui a des dettes les rembourse en faisant de la pub, même contre son gré, pour une société quelconque. Il devient ainsi « aboyeur » et peut à tout moment vanter les mérites de cette société sans le vouloir.
Quand on voit tous les écrans dans le métro qui enchaînent et répètent les vidéos et qu’on se rend compte à quel point on essaie de nous voler du temps de cerveau disponible, je trouve ce roman très pertinent.
Maisonneuve, Michel. - L'histrion du diable. - Gaïa - 519 p. - 22€
Ceci est le portrait de l’histrion Angelo Naselli, dit Lecchino. L’auteur s'empare du mythe d’Arlequin afin de retracer l'itinéraire d'un colporteur qui deviendra le premier Arlequin de l'histoire.
En 1378, Lecchino, fils de colporteur, aide son père mercier à vendre ses marchandises en faisant une animation. Père et fils quittent Florence pour Ferrare, où l’enfant devient le bouffon du marquis d'Este. Ensuite, Lecchino rejoint la Toscane, puis Parme, Gênes, le Piémont et la Provence... Ce premier voyage dure de 1396 à 1400. Avec les suivants, il aura quasiment parcouru toute l'Italie. (cf itinéraire dans les jolis rabats de la couverture).
Lecchino est raconté par ses amis. Parfois, les narrateurs interviennent dans le récit, ce qui dynamise le roman. Ce choix contribue à une proximité avec le lecteur, qui découvre une vie extrêmement riche en aventures et rencontres. Lecchino et ses amis croisent des figures de pouvoir, des intellectuels, des artistes, des religieux… qui ont marqué l'Europe, en proie aux luttes politiques et en conflit religieux avec deux papes.
A travers ce parcours haut en couleurs, on découvre comment Arlecchino a été créé, comment il a composé son costume et son masque. C'est l'histoire des saltimbanques avec les tours et jongleries des baladins. On se régale de leurs inventions scéniques. Au-delà de l'environnement historique, l'auteur crée une ambiance théâtrale. Les histrions sont habitués à conter devant le public, qu'ils savent captiver. Bons mots, farces, provocations, poèmes rythment le récit. Lecchino veut séduire, et surtout faire rire. L'auteur rend bien compte de cette hyperactivité.
Un roman très vivant, au style visuel, où l’auteur n’hésite pas à s’adresser au lecteur. Les chapitres courts font que la lecture s’enchaîne allégrement. Si vous aimez les bons gros romans d’aventures picaresques, jetez-vous dans L’histrion ! C'est un vrai récit d'aventures trépidantes et colorées, qu'on n'a pas envie de lâcher.
Mestron, Hervé. - Marionnettes : sous le ciel bas de la Marne. - Wartberg, Zones noires. - 177 p. - 11€
Scénariste alcoolique et dépressif, Daniel Bensila renverse un soir une jeune femme sur une route de la Marne, et prend la fuite. Mais un témoin l'a vu, et sa vie prend des allures de cauchemar.
Avec ce roman, Hervé Mestron signe une intrigue ancrée dans la région de Montmirail. Personnages noirs, ambiances glauques, vies « ratées »… Le scénariste parisien en perte de vitesse, si tant est qu’il ait réellement été célèbre un jour, va échouer dans cet univers qui semble abandonné des dieux. C’est dans ce creuset qu’il tente de se racheter de sa lâcheté (la fuite devant ses responsabilités), de ses lâchetés (il n’assume pas sa vie). Il doit prendre les rênes en main de sa destinée…
Mêlant humour noir et tendresse, l’auteur entend entrer au plus profond de l’âme humaine. Ce qu’il nous en dévoile n’est pas très gai. Mais, on se laisse prendre par ce récit, on accompagne le vieux pochard dans ses réflexions et dans sa « psychothérapie » personnelle. On en apprécie la lecture, même si ce n’est pas le chef-d’œuvre de la décennie.
Morgiève, Richard. - Love. - Carnets du Nord. - 298 p. - 18€
Suite de Boy.
Une erreur informatique a enclenché le début de l'apocalypse : la centrale nucléaire du Tricastin, dans la vallée du Rhône, explose, enchaînant d'autres catastrophes et une radiation extrême. Chance, témoin des événements, programmé par le Contrôle uniquement pour tuer, est surpris de voir les humains apeurés et stupéfaits. Prévenu par son ordinateur du peu de temps qui lui reste à vivre, il fuit et, en parcourant les villages meurtris, tue sans pitié, juste pour avancer, chaque minute compte... Il croise le regard d'une fille qui lui échappe. Fasciné par ses yeux rouges, Chance sait qu'il a une autre mission à accomplir : la retrouver...
Le roman est construit en deux parties : la course contre la montre d'un robot-tueur (SF, rythme accéléré) et les retrouvailles avec la fille dont Chance ignore le prénom (roman d'apprentissage, le héros, comme un adolescent, apprend les codes de l'amour). La décision d'enlever les puces électroniques, donc de désobéir à ses créateurs, rend Chance « humain », c'est le passage vers la seconde partie du roman.
L'histoire est belle et les personnages attachants, courageux. Le style s'adapte à l'intrigue : tantôt laconique, expéditif, tantôt languissant, avec des phrases poétiques et travaillées. Une jolie note d'espoir termine le roman.
O’Flynn, Catherine. - Les vacances de Mr Lynch. - J. Chambon. - Traduit de l’anglais. - 348 p. - 23€
Dermot Lynch, récemment veuf et à la retraite, après avoir été conducteur de bus, débarque chez son fils dans le sud de l’Espagne. Ce dernier, Eamonn, s’est installé avec Laura, son amie, à Lomaverde dans une résidence d’expatriés. Hélas, le bonheur n’est pas au rendez-vous, il perd son travail, Laura le quitte, la piscine est fissurée et un petit monde d’expatriés végète plus ou moins autour de lui. Dermot observe, rencontre les voisins, trop contents d’une arrivée nouvelle, il se lie avec une femme seule, intéressante. Il se remet lui-même en question en tant que père, essaie de comprendre son fils, marche beaucoup et découvre une nouvelle façon de vivre.
Les chapitres alternent avec le cheminement mental de l’un et l’autre. Au final, Dermot arrange un retournement dans la vie de son fils en prenant les bonnes décisions que plus personne n’envisageait dans la « mornitude » ambiante.
C’est un roman très agréable à lire, on est touché par cette relation père/fils qui se renoue et par ce père qui « répare » la vie de son fils. Le ton est léger avec la pointe d’humour anglais décalée nécessaire. Le sujet est bien d’actualité : l’expatriation des séniors au soleil du Sud, une touche du problème des émigrés qui débarquent sur la côte, le miroir aux alouettes d’espérer que la vie sera meilleure ailleurs.
Pierrat, Emmanuel. - Le procès du dragon. - Le Passage. - 139 p. - 16€
Le narrateur, avocat parisien, trouve dans ses dossiers une affaire tenue par son grand-père Vincent, intitulée le « Procès du dragon », un nom qui l’intrigue.
Sur l’île de Komodo, les varans attaqueraient les hommes. Vincent Tapiro enquête dans les années 20 sur la disparition d'une famille de missionnaires protestants, dont seul l’enfant a été retrouvé. Il doit affronter les reptiles, la chaleur et ses propres peurs.
Plus qu’une enquête, c’est un portrait en filigrane de Vincent, qui a vécu dans les Indes orientales. Le dossier judiciaire alterne avec l’intrigue familiale. Les titres des chapitres font référence au contenu des chemises du dossier.
Avec ce roman dépaysant, l’auteur veut nous faire partager sa passion pour l’Asie dans « une intrigue « aventuresque » qui se conjugue avec une mise en abyme de nos fantasmes exotiques, animaliers, la fascination pour les îles, les monstres, etc. » (interview pour 20 minutes).
Pirzad, Zoya. - Comme tous les après-midi. - Zulma, Poche. - Traduit de l’iranien. - 131 p. - 8€
Un recueil de dix-huit nouvelles très courtes, qui se présentent comme dix-huit façons d’interpréter le temps qui passe. Ce sont autant de portraits de femmes iraniennes très joliment écrits. Des femmes préparent le dîner en attendant que leur mari rentre de leur travail, d’autres regardent par la fenêtre la rue s’animer, d’autres encore regardent leurs enfants grandir…
Des nouvelles qui éveillent les sens et invitent au voyage : on se délecte avec les personnages de riz à la tomate, de ragoût d’agneau aux fines herbes (ghormeh-sabzi), de riz pilaf au safran, de raisins bidouneh…
Des gestes répétés chaque jour, des événements insignifiants, des petits plaisirs que nous raconte l’auteur avec une infinie délicatesse.
Riol, Raphaëlle. - Ultra Violette. - Le Rouergue, La Brune. - 192 p. - 18€
Raphaëlle Riol invite Violette Nozière à son bureau pour dialoguer en évoquant le meurtre de son père en 1933. Cette jeune fille de 17 ans, issue d’un milieu petit bourgeois, était insatisfaite de son sort, et a mené une vie dissolue jusqu’au meurtre, pour toucher son héritage et partir avec son amant. Ce parricide en a fait une « people » de l’époque ; les surréalistes l’ont prise pour égérie, le peuple l’a considérée comme un monstre. Condamnée à mort, elle est graciée, sort de prison en 1945, et mènera une vie rangée jusqu’à sa mort.
L’intérêt du récit romancé est la façon dont le sujet prend possession de l’auteur, la phagocyte, dialogue âprement avec elle, même lui fait perdre son identité.
Le récit est construit en deux parties : dans la face A, il s’agit des faits revus et corrigés par Violette. La face B est celui du domaine des hypothèses pour savoir qui fut la personne qui l'attendait à sa libération. Douze possibilités sont proposées et discutées âprement avec Violette.
Ce procédé est extrêmement intéressant du point de vie de la création littéraire, cela en fait une sorte d’écriture à quatre mains, conduite davantage par le sujet que par l’écrivain. "Violette m'a manipulée, m'a entraînée au pas de course vers une fin qui n'était pas forcément celle à laquelle j'avais songé au départ."
L’œuvre de R. Riol est centrée autour de la condition féminine et du comment s’en libérer. Ce dernier livre est le plus abouti.
Rodmanski, Martine. - Un verre de pluie. - La Grande ourse. - 154 p. - 15€
Celui qui joue avec une mèche de cheveux de Claire au théâtre n’est pas Marc, son compagnon. C’est Louis, jeune autiste de 33 ans, dont les parents vont se lier d’amitié avec Claire et lui proposer de travailler chez eux. Claire accepte, elle réussit à tisser une relation avec Louis et découvrir un milieu jusque-là inconnu.
Ce bref roman, sans prétention ni fioritures inutiles, présente avec finesse et subtilité la vie d’une famille atypique.
Sankaran, Lavanya. - Les matins de Bangalore. - L. Lévi. - Traduit de l’anglais (Inde). - 349 p. - 21€
Tous les soirs, Kamala lave son riz dans la petite cour de son immeuble, profitant de ce moment de quiétude pour discuter avec ses voisins. Quand le repas est prêt, son fils débarque, avec l'insouciance et l'énergie de ses douze ans. Le matin, à l'aube, elle part faire le ménage dans la demeure d'Anand, le patron d'une petite entreprise en pleine expansion.
Lui se demande tous les jours comment développer son affaire sans verser de pots-de-vin. Autour d'eux vibre la ville de Bangalore, centre économique porteur de tous les espoirs et des pires déconvenues. Mais Anand et Kamala n'ont pas le choix, il leur faut aller de l'avant.
À travers ces destins croisés, Lavanya Sankaran brosse un portrait réaliste et vivant de cette Inde en pleine croissance, rongée par la corruption et la précarité, mais où l'énergie d'un peuple peut déplacer des montagnes.
C’est une lecture bien agréable. Nous sommes plongés assez tranquillement au cœur d’un monde exotique, sensible et quotidien. L’auteur montre de l’empathie pour chaque personnage, prend attention à chacun d’eux. Au fur et à mesure, c’est tout un monde, toute une ville, toute une atmosphère qui nous enveloppe et dans laquelle on déambule. La mise en avant de la coexistence d’un pays moderne et traditionnel est bien menée et montre un visage sans doute assez fidèle de l’Inde d’aujourd’hui.
Un premier roman à retenir.
Sebastian, Javier. - Le cycliste de Tchernobyl. - Métailié, 2013. - Traduit de l’espagnol. - 208 p. - 18€
C’est étonnant et très intéressant qu’un Espagnol, aujourd’hui, se penche sur le destin d’un Russe, physicien nucléaire, poursuivi par le KGB, pour avoir lutté contre la désinformation aux conséquences criminelles suite au drame de la centrale de Tchernobyl de 1986.
Vassili Nesterenko, dit Vassia, après avoir quitté Minsk où il s’est opposé au régime, se rend, avec son vélo, à Pripriat, sur la zone irradiée, où des irréductibles s’accrochent à leur passé et dont les jours sont comptés. On découvre à quel point les chiffres du désastre ont été manipulés, comment pour ne pas faire face au nombre croissant de morts, de malformations congénitales, la population a été trompée et trahie. On compatit avec ce petit noyau humain qui survit comme il peut avec une grande humanité et auquel Vassia apporte information et compassion, jusqu’à ce que sa propre vie soit en danger et pas seulement du fait des Becquerels (mesure de radiation)… Il doit disparaître.
Cet hommage à ce grand physicien est bouleversant par son humanité et par le témoignage de toute la chaîne qui se déploie pour le faire disparaître.
La technique narrative, en boucle, fait entrer dans ce monde fermé du non-dit, du mensonge officiel dont le héros ne peut sortir que par la disparition dans la masse des laisser pour compte.
C’est âpre à lire, pour un public exigeant, et cela donne à réfléchir.
Lecture étonnante, bientôt trente ans après le faits, mais, avec des accents bien actuels.
Seethaler, Robert. - Le tabac Tresniek. - S. Wespieser. - Traduit de l’allemand. - 249 p. - 21€
Août 1937, la mère du jeune Franz Huchel décide d’envoyer son fils à Vienne, pour travailler dans le bar-tabac d’Otto Tresniek, une de ses anciennes connaissances. Franz quitte alors pour la première fois ses montagnes natales de la Haute-Autriche, et découvre une ville trépidante. Aux côtés d’Otto Tresniek, buraliste unijambiste bourru mais bienveillant, il va apprendre la vie, se forger une culture politique en lisant les journaux. Il découvre aussi l’amour, en la personne d’une jeune artiste de cabaret rencontrée sur la place du Prater. Novice en la matière, il demande alors conseil à un prestigieux client du tabac, Sigmund Freud…
Ce roman d’initiation nous entraîne dans une Vienne troublée par la montée du nazisme et l’annexion de l’Autriche au troisième Reich. Des événements qui vont changer le cours de la vie de Franz. À travers la correspondance qu’il tient avec sa mère, on assiste à son apprentissage de la vie d’adulte, sa maturité intellectuelle, sa prise de conscience des événements politiques.
Un très beau roman qui peut aussi trouver son public parmi les adolescents.
Sègre, Michel. - Le faucon de Messine. - Artège. - 425 p. - 15€
Au XIIIe siècle, à Brindisi, surnommée la « porte de l’Orient », Jacques de Flor, son frère Roger, et Céléria, sa promise, sont adolescents. Les garçons ont perdu leur père, qui était le fauconnier de l’empereur germanique, tué pour son roi Charles d’Anjou. Ils rêvent de venger la mort de leur père.
Jacques apprend à battre, tandis que Roger s’initie à la voile et à diriger un équipage. Jacques, poursuivi par le roi, doit fuir en Sicile. Il emmène Horus, son cher faucon (qui est un « personnage » à part entière), qui l’aidera à survivre.
On suit parallèlement les aventures des deux frères, l’un en Italie qui deviendra l’ambassadeur des barons de Sicile auprès du pape et du roi, l’autre en route pour la terre sainte et Saint-Jean d’Acre.
Ce roman met en scène des personnages réels : l’ambitieux Roger de Flor au destin exceptionnel, chevalier de l’Ordre du Temple et capitaine des Almogavares, il deviendra une figure mythique pour les Catalans. Céléria est inspirée par Hildegarde de Bingen, et Roger Lichester par Roger Bacon, moine et savant.
Michel Sègre a savamment dosé tous les ingrédients du roman historique pour ce premier livre : descriptions de la nature, action, complots, amour et un soupçon oriental.
Seigne, Aude. - Les neiges de Damas. - Zoé. - 189 p. - 17€
On retrouve dans ce récit la plume si particulière, si fluide et si libre d’Aude Seigne qui avait remporté le prix Nicolas Bouvier au Festival Étonnants Voyageurs en 2011 pour Chroniques de l'Occident nomade également chez Zoé, et chaudement recommandé.
Dans Les neiges de Damas, la finesse de son regard, à la fois intérieur et ouvert sur le monde, la sincérité et la justesse de ton lorsqu’elle nous livre ses états d’âme, sont toujours présents.
Alors que la Syrie n'est déjà plus le pays qu'elle a connu, Alice raconte la saison qu'elle a passée six ans plus tôt à Damas pour dépoussiérer, photographier et répertorier des tablettes sumériennes dans les sous-sols du Musée national. Mais finalement, ne raconte-t-elle pas plutôt la perte d'une illusion, celle que l'âge adulte serait un état plane et heureux, résultat du chemin tortueux de l'adolescence ?
Aude Seigne a de l'appétit, et sa curiosité est plus grande que le doute, pourtant constant chez elle.
Un texte délicat, émanant de la génération de ceux qui regardent le monde depuis l'après mur de Berlin, par une grande voyageuse constamment au repos.
Son écriture est séduisante, car si la narration factuelle est décousue, le cheminement de sa pensée est parfaitement fluide, contemplatif et toujours en questionnement.
Au bout du compte, une lecture très agréable et magnétique.
Sizun, Marie. - La maison-guerre. - Arléa, 1er/mille. - 266 p. - 20€
La narratrice rêve de la « maison-guerre » en Seine-et-Oise, telle qu’elle l’appelait quand elle avait quatre ans en 1943. C’est une grande maison en meulière, au jardin sublime, qui lui a procuré des sensations visuelles, auditives, olfactives encore présentes. S’ensuit la description minutieuse des lieux.
Marie est la seule enfant dans un monde d’adultes, entre ses deux tantes, un oncle, une vieille dame et les domestiques. Elle vit sans sa mère Véra, qui l’a placée là, afin qu'elle soit en sécurité pendant la guerre, alors que son père est prisonnier. Elle attend avec impatience ses rares visites. Chaque matin, la fillette inspecte la boîte aux lettres, en espérant une missive de sa mère. La petite découvre la solitude.
La fillette croit que Véra est comédienne et heureuse à Paris, jusqu’au jour où elle comprend dans les sous-entendus des adultes que sa mère est juive, même si elle ne sait pas ce que cela veut dire. Marie pressent des choses, mais on ne lui explique rien. Elle n'appréhende pas la réalité de la guerre, et sa famille veut la préserver. Cette maison-guerre est son refuge, la maison de l'attente.
Le lecteur s'attache à cette petite fille qui ne comprend pas grand-chose du monde des grands, puis à cette adolescente qui a grandi avec le fantôme de la mère et les questions sans réponse.
Marie Sizun mêle le « je » et le « tu », ce qui peut être un peu déroutant début. Mais avec la seconde partie du livre, qui raconte l’après-guerre, le retour du père, les recherches infructueuses sur le destin la mère, on comprend que la narratrice est adulte et a pris du recul avec ce passé traumatisant.
Très beau roman, attachant, émouvant, à l'écriture poétique, dans lequel Marie Sizun donne libre cours à son immense sensibilité ; il se lit d'une traite.
Waberi, Abdourahman A. - La divine chanson. - Zulma. - 237 p. - 18,50€
Dans ce roman, le narrateur n’est autre qu’un vieux chat roux, nommé Paris, qui nous conte la vie de Sammy Kamau-Williams, chanteur-compositeur, poète et romancier afro-américain.
C’est en fait une biographie romancée de Gil Scott-Heron, réinventé ici sous le nom de Sammy l'enchanteur. Né en 1949 à Chicago, il est célèbre pour ses « chansons-poèmes » comme « The Revolution Will Not Be Televised » ou encore « We Almost Lost Detroit ». Reconnu pour ses performances (sous influences musicales jazz, soul et funk) de chants scandés de la fin des années 1960 et 1970, certains le considèrent comme l'un des pères du rap. Ses textes se nourrissent, entre autres, de la réalité de la rue des problèmes politiques et sociaux dont lui-même souffre au quotidien. Il s’impose comme défenseur de la cause noire américaine dès la fin des années 60 en décrivant la misère, la violence et la drogue qui ravagent les ghettos, en critiquant la politique américaine, et étendra son propos à la dénonciation de l’Apartheid.
Sans faire une biographie complète, détaillée et linéaire, l’auteur insiste sur des points importants, des concerts mémorables, des morceaux qui ont marqué l'histoire de la musique, mais aussi ses descentes aux enfers et ses passages à vide.
Avec ce texte l’auteur rend à hommage à ce grand artiste avec un texte superbe, tout en finesse et en poésie.
Zupan, Kim. - Les arpenteurs. - Gallmeister, Nature writing. - Traduit de l’américain. - 271 p. - 15€
Dans une prison du Montana, John Gload, un criminel de soixante-dix-sept ans, attend son procès. Son geôlier, l’adjoint du shérif Val Millimaki, est un jeune homme solitaire dont le mariage bat de l’aile. Nuit après nuit, astreint aux pires heures de garde, Val se retrouve à écouter le vieil homme. Contre toute attente et en dépit des codes de la morale, une amitié troublante, mais non dénuée d’arrière-pensées se noue entre eux…
Ce magnifique roman, dont la trame se met lentement mais délicatement en place, invite à la mélancolie, un peu à l’image des paysages austères du Montana, l’un des Etats les plus ruraux des Etats-Unis, où se déroule cette histoire. Pourtant, je n’ai ressenti aucun ennui à sa lecture, bien au contraire. Les talents de conteur de Kim Zapan y sont sans doute pour beaucoup.
Encore une perle chez cet excellent éditeur qu’est Gallmeister !