Commission Petits éditeurs de mars 2022

Commission Petits éditeurs Bib92 - Sélection mars 2022

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Cette saga familiale, avec pour toile de fond l'histoire de la RDA, fait alterner deux époques : les années qui suivent l'abdication de l'Allemagne en 1945, et la période actuelle. Les personnages évoluent entre Berlin et Rostock, petite ville portuaire du nord. En 2015, à Berlin, Theresa apprend qu'elle hérite de la maison de Marlène, avec Tom Halász, un inconnu, tandis que Charlotte, sa sœur aînée, ne figure pas sur le testament. Or Marlène est décédée à 17 ans ; et qui est Tom ? Les deux femmes désirent connaître la vérité sur le mystère qui entoure le destin de Marlène. Anna, sa fille, découvre un lourd secret de famille. Le récit alterne entre leurs recherches et le passé, mais le passage incessant entre les deux peut rendre le récit parfois un peu complexe. Les parents vivent en RDA, où Elisabeth est infirmière et Johannes occupe un poste important à la Stasi. Ils ont trois filles : Charlotte, Marlène et Theresa. L'aînée adhère à l'idéologie paternelle, alors que la seconde rêve de passer à l'Ouest. On suit les découvertes d'Anna et l'évolution de la famille, sur fond de construction de la RDA, l'emprise du communisme, la parole muselée, la liberté qui vole en éclats, remplacée par l'espionnage, la délation, le contrôle de la population, la vie quotidienne difficile, les révoltes, mâtées de manière forte. Alors que les Allemands de l'Est rêvent de fuir la dictature et de passer en RFA, la RDA multiplie les restrictions de circulation entre Est et Ouest, jusqu'à l'érection du mur qui va scinder Berlin en deux, pour interdire l’immigration. Le lecteur découvre peu à peu l'histoire familiale complexe des Groen. Les récits de vie s'emboitent avec pertinence. Il y a de nombreux personnages qui mûrissent au fur et à mesure que l'histoire progresse. Charlotte, la préférée de son père, lutte pour l'amour et l'attention de sa mère, qui semble préférer Marlene, citoyenne modèle. Après la chute du Mur, Charlotte doit s'adapter et trouver sa voie en RFA, y compris la nouvelle liberté dont elle jouit. Elle a beaucoup de mal à admettre ce que la RDA a fait à son peuple. Theresa et Charlotte remuent le passé et découvrent de terribles secrets. Leur enquête est éprouvante et de nombreux éléments leur parviennent sans explication. Certaines décisions sont déchirantes et les répercussions perdurent. Malgré ces drames, le récit est parsemé de moments de bonheur et d'amour indestructible. Anja Baumheier décrit les émotions avec lesquelles les personnes impliquées ont dû se battre. Intrigue classique sur le thème du secret, des non-dits, mais le roman attire l'attention sur les années d'édification de la RDA, période peu explorée. Une fresque retraçant 80 ans d'histoire.
Baumheier, Anja. - La liberté des oiseaux. - Les Escales. - Traduit de l’allemand. - 413 p. - 22 €

Publié pour la première fois en 1977, ce roman était déjà un ouvrage « culte » parmi les dystopies féministes.
J’ai trouvé le roman très immersif et déroutant, car il renverse les codes du genre et les stéréotypes associés au « masculin » et au « féminin ». Un exercice réussi car le « trouble dans le genre littéraire » nous renvoie à nous-mêmes et aux inégalités de genre structurelles dans nos sociétés. De plus, la traduction est excellente !
Brantenberg, Gerd. - Les filles d’Egalie. - Zulma. - Trad. du norvégien. - 375 p. - 22 €

Edgar est écrivain, mais peine à vendre ses romans policiers. Il doit donc se résigner à traduire des notices d’électroménager. L’écrivain, limite misanthrope, est obnubilé par son roman à terminer. En panne d'inspiration, à bout de nerfs à cause du bruit de ses voisins, il accepte la proposition de sa tante d'emménager, en son absence, dans une résidence pour seniors. Il imagine déjà ce havre de paix, dans lequel il pourra s'épanouir. Il saute sur l'occasion, espérant enfin se consacrer à l'écriture et arrêter la traduction des notices. Là, se dit-il, il pourra enfin terminer son roman tranquille. Bien sûr, rien ne se passe comme prévu ! Edgar se retrouve malgré lui dans une situation qui le dépasse… La vie à la résidence "Les impatients" lui réserve bien des surprises ! Monsieur Edgar va découvrir l'autre, s'ouvrir et s'épanouir au contact de ces joyeux drilles : Zoélie charmante soignante et sa fille Marnie si espiègle qu'elle fait tourner Edgar en bourrique. Il y a aussi Adeline la directrice qui souhaite offrir le meilleur à ses résidents. Ces mésaventures sont menées à un rythme endiablé avec une plume fluide, pétillante, pétrie de poésie. L’histoire réserve de jolies surprises, du suspense et de situations cocasses. Ce roman drôle, touchant et plein d'esprit nous fait rire. Personnages attachants, bien campés, dialogues savoureux, humour omniprésent. Un récit haut en couleurs, qui fait du bien. C'est foisonnant d'inventivité et de péripéties, sans mièvrerie ni pathos. Les seniors des Impatients ont bien l'intention de profiter des années qu'il leur reste. Ce récit émouvant nous montre les relations inter-générationnelles qui se nouent. L'auteur évoque la possibilité d'un vivre ensemble dans la dignité. Il y a aussi de la délicatesse et de la profondeur dans cette histoire qui évoque la fin de vie avec justesse. On se demande si on retrouvera ces personnages... Un premier roman très prometteur.
Caujolle, Coralie. - Monsieur Edgar et les impatients. - Eyrolles, Pop' littérature. - 293 p. - 17 €

En restaurant l’étui d’un violoncelle, le luthier Grégoire Coblence découvre une vieille partition pour clavecin, cachée dans la doublure. Il fait part de sa trouvaille à Giancarlo Albizon, son associé. Les deux hommes demandent à Manig Terzian, une claveciniste réputée de jouer la sonate. C’est une révélation ! Les deux associés et la musicienne pensent qu’elle pourrait avoir été créée par Domenico Scarlatti, célèbre compositeur et claveciniste italien duXVIIe siècle. Une sonate inédite ! Encore faut-il le prouver car cette partition suscite bien des convoitises…. L’atelier de Giancarlo Albizon est cambriolé et la sonate disparaît. Cinq personnes se lancent à sa recherche. Cette sonate va bouleverser leur vie. 555 est un roman choral. A chaque chapitre, un personnage prend la parole, ce qui peut être un peu perturbant au départ, mais une fois que les personnages décrivent leurs interactions, le lecteur entrera facilement dans l’histoire. Ce roman m’a permis de faire des découvertes inattendues dans l’univers de la musique, de l’apprentissage, de la création artistique. C’est un roman qui transforme des vies, au point que j’écoute maintenant du Scarlatti sur Youtube. Une belle découverte pour cet auteur qui mérite à être connue !
GRAND PRIX RTL-LIRE MAGAZINE LITTÉRAIRE
Gestern, Hélène. - 555. - Arléa. - 449 p. - 22 €

Kaouthar et Mariam sont nées en Egypte. Enfant, Mariam quitte son pays natal avec sa famille en quête d’une vie meilleure en France. Souffrant de cet exil en silence, elle offre à 39 ans le visage de la réussite, tant professionnelle que personnelle. Epouse apparemment épanouie d'Antoine, mère de deux petites filles qu’elle chérit, elle vit dans un appartement cossu à Belleville. Avocate fiscaliste reconnue, elle exerce à la Défense. Dix ans auparavant, elle a vécu avec exaltation, mais par procuration, la Révolution égyptienne. En secret, elle a failli quitter son existence confortable pour vivre son idéal de liberté. Parallèlement, Kaouthar a participé aux manifestations de la place Tahrir, y a rencontré son grand amour, Ashraf, devenu son époux et a donné naissance à Mohammed. Ivre de liberté, elle a cru à l’avènement de la démocratie. Dix ans après, il ne reste rien : ni bonheur ni espoir : son couple s’est délité en même temps que l’Egypte divisée se retrouvait sous le joug d’un autocrate. Ce qui la tient debout, c’est son métier de sage-femme et son fils. Après bien des désillusions intimes et politiques, Le Caire va voir ces deux femmes prendre leur destin en main. L’auteur a vécu sept ans en Egypte. Son roman est un témoignage poignant des illusions perdues d’une génération soumise aux affres de la dictature. Mais des foyers de résistance subsistent, derniers feux des printemps arabes...
Guénard, Marion. - Au printemps on coupe les ailes des oiseaux. - L’Aube. - 277 p. - 20 €

Le roman s’inspire d’un fait réel et pour le moins chargé de mystère : celui du portrait d’un vieil homme peint par Rembrandt mais non signé, représentant manifestement son contemporain, Jam Amos Komesky dit Comenius, philosophe, humaniste et pédagogue. Le récit nous immerge ainsi dans le Amsterdam du XVIIe siècle, au sein d’un contexte marqué à la fois par les différents conflits européens de l’époque et l’effervescence culturelle et artistique de cette ville déjà très dynamique. C’est l’exécution de ce portrait qui donne prétexte à un formidable dialogue, intérieur comme extérieur entre ces deux personnages de l’Histoire. Depuis leur rencontre jusqu’à la fin de l’ouvrage, se noue entre Comenius et Rembrandt une relation d’autant plus forte qu’elle est d’abord philosophique, artistique, ou encore éthique avant de se mouvoir une solide amitié. Le rapport entre les deux personnages est complexe et puissant : leurs échanges, leurs questionnements et parfois leurs heurts sont passionnants. La finesse de l’écriture parvient à associer le lecteur aux conversations des deux protagonistes et l’investir ainsi dans le dialogue. D’un chapitre à l’autre, le point de vue passe du personnage de Rembrandt à celui du Comenius, permettant par-là d’entrer dans l’intimité de leurs pensées respectives. Lenka Hornakova-Civade nous offre un roman à la fois philosophique et touchant et à l’image des peintures de Rembrandt, marqué par le clair-obscur de la vie. On ne sort pas tout à fait indemne de cette lecture. Un très beau texte.
Hornakova-Civade, Lenka. - Un regard bleu. Alma. - 228 p. - 18 €


Lizzie, épileptique, est une adolescente mal dans sa peau. Sa maladie lui vaut les moqueries de ses camarades. Heureusement, sa meilleure amie, Alice, lui redonne le sourire. C’est une jolie fille, gracieuse, intelligente, très appréciée dans leur lycée. Un jour, lors d’une promenade le long de la voie ferrée, Lizzie et Alice se disputent. Lizzie est victime d’une crise d’épilepsie. Lorsqu’elle reprend ses esprits, elle constate avec effroi qu’Alice est morte, écrasée par un train. Douze ans plus tard, Lizzie s’est physiquement transformée. Elle est fiancée avec Ross, un beau et fringant jeune médecin. Elle cherche un emploi et regrette de ne pas avoir fait d’études supérieures. Un fait divers, la mort d’une enfant happée par un train, fait remonter à la surface des souvenirs douloureux et sa culpabilité. Lizzie hésite à parler à son fiancé du drame qu’elle a vécu, mais quand la sœur aînée d’Alice réapparaît, Lizzie va devoir s’armer de courage pour faire face à ce passé qui la ronge. Le défi de Kara Lesley est un bon thriller psychologique. Dans la première partie, le lecteur suit les pensées de Lizzie enfant et adulte. Kara Lesley brosse, avec talent, un tableau du drame vécu par Lizzie et par la petite communauté dans laquelle elle vivait. Dans la seconde partie : coup de théâtre ! L’auteur m’a littéralement bluffé par le retournement de situation que je n’ai pas vu venir. Je ne peux pas vous en dire plus, si ce n’est de lire ce roman de toute urgence !
Kara, Lesley. - Le défi. - Les Escales. - Traduit de l'anglais. - 373 p. - 22 €

Ce court roman met deux femmes face à face : une jeune femme et une sociologue plus âgée, dans un huis clos à l’intérieur d’un couvent. La jeune femme aide son aînée dans ses recherches concernant une famille marquée par de multiples suicides dus à l’exil. L’écriture poétique et métaphorique met en valeur la difficulté d’une quête sans cesse repoussée et la tension monte : la chambre, aussi salle de travail, se change en navire sur une mer agitée, comme s’il fallait vaincre une tempête intérieure. L’auteur porte une attention délicate aux objets et sensations, aux couleurs et à la lumière. Elle joue sur les points de vue des deux femmes et aborde le thème du secret. La quête sociologique se révèle une quête personnelle. Entourées de séminaristes taiseux, les personnages gardent une part de mystère et peinent à se dévoiler l’une à l’autre. Des souffrances du passé ressurgissent et mènent à une révélation finale, qui arrivera trop tard. Le livre propose au lecteur une réflexion sur l’amour de ses proches et sur le temps qui passe trop vite pour qu’on ait le temps de percer les mystères de chacun. Le style et la concision du livre rappellent parfois les livres de Jeanne Benameur : la psychologie des personnages prend une place importante ainsi que le poids des mots.
Klat, Yasmine. - La dame d’Alexandrie. - Elyzad. - 117 p. - 15 €

Gloria, sexagénaire, retourne à Fort-Détroit (Canada). Elle cherche à découvrir la vérité à propos du drame qui s’est abattu sur sa famille. Sa fille, Judith, a été retrouvée assassinée dans la baignoire de la maison, et Cassandra et Mathilda, les petites-filles de Gloria ont disparu. Fort-Détroit, ancienne ville industrielle est désormais en faillite. Les pouvoirs publics, les commerces, le travail sont devenus des perles rares. Les maisons, des fantômes, ou quelques survivantes, qui possèdent encore un propriétaire. Alors les habitants s’organisent dans ce contexte qui est à présent, LEUR Présent. Il y a : « Les caracos » (= les drogués, les junkies), des malfrats, … La violence, mais aussi l’entraide, puisque chacun a besoin de l’autre, et qui constitue, en fait, une communauté généreuse et soudée. Nous suivons Gloria au gré de ses rencontres avec les habitants parmi lesquels elle trouve sa place, et qui lui indiquent que des « enfants sauvages » ont monté un campement dans la forêt voisine. La langue de l’auteur oscille entre un argot québécois et une langue qui devient parfois poétique. L’intrigue en elle-même est assez lente, mais c’est pour mieux s’imprégner de la psychologie des personnages et de la ville qui se fait aussi personnage, à la lisière entre délabrement et une nature sauvage qui reprend ses droits. Un livre dont je n’ai pas fini la lecture, mais qui m’a donné envie de la poursuivre.
Leroux, Catherine. - L’avenir. - Asphalte. - 292 p. - 19 €

C’est l’histoire d’une commandante, fille d’un commandant de bord, qui chapeaute depuis trois ans les équipages successifs de ce navire sur lequel elle nous embarque le temps d’une traversée vers les îles de l’Atlantique. Si les marins n’ont pas hésité à la renvoyer à sa condition de femme lors de ses premières traversées, ils ont fini par se faire à l’idée qu’une femme pouvait finalement occuper ce « métier d’homme ». Ils la réclament, même. Ils aiment désormais travailler sous sa direction méthodique et rigoureuse. C’est elle qui choisit avec minutie chaque membre de l’équipe et ne laisse aucun détail au hasard. Elle tient ses équipages avec fermeté et distance, ce qui lui permet de garder une pleine concentration pour gérer efficacement les aléas de la météo, les retards, les incidents intempestifs. Tout est à sa place, elle ne laisse rien au hasard, ses habitudes la rassure et l’aide à accomplir ses missions. Aussi, est-elle la première étonnée lorsqu’elle s’entend répondre « d’accord » aux marins qui souhaitent faire un plongeon au milieu de l’océan. Elle ne reconnaît pas même sa voix, elle qui d’ordinaire est froide et autoritaire. Elle s’est laissée gagner par la légèreté ambiante et par les amitiés qui se sont nouées sur son cargo. Son équipage va-t-il regretter cet instant de légèreté suspendu au milieu de l’océan ? Dans cet écart de sérieux, s’immisce donc une baignade tout à fait inhabituelle qui va complètement bouleverser la suite de la traversée. Le bateau, l’équipage, la dirigeante, tout est remis en question et le doute s’installe là où il n’avait jamais réussi à le faire auparavant. C’est le récit de ces doutes et de ces suspicions qui nous font tanguer jusqu’à la dernière page. De son écriture sensuelle et poétique Mariette Navarro décrit les chamboulements intérieurs d’une femme dirigeante d’ordinaire si sûre d’elle.
Navarro, Mariette. - Ultramarins. - Quidam. - 156 p. - 15 €

Disparition, le premier roman de Nicolas Nutten, a remporté le Prix du suspense psychologique 2020. Alesund (Norvège), Noël 1997. Lars Bransdal, dit « Le Viking », assassine la famille Lyngstad. Seule, la fille aînée parvient à s’échapper. Arrêté, le tueur écope d’une peine de prison de 21 ans. Sud de Paris, novembre 2019 : trois jeunes gens découvrent un squelette attaché dans la cave d’un manoir en ruines. Une croix latine inversée est gravée sur son crâne. L’enquête est confiée au commandant Raphaël Sarda et à son équipe. Près de Toulouse, novembre 2019 : Johanna Lyngstad vit avec Aymeric Loris, un architecte. Elle disparaît peu après avoir reçu les exemplaires de sa dernière traduction d’un roman de fantasy. La lieutenante Romane Delmiez, qui enquête sur le dossier, n’est pas au bout de ses surprises. Comme deux gouttes de sang est un thriller addictif. Nicolas Nutten a une écriture fluide. Ses personnages sont finement travaillés et son scenario est diabolique. Les chapitres, dynamiques, s’enchaînent et le lecteur en redemande. Il n’est pas au bout de ses surprises. Dans ce thriller, les retournements de situation sont multiples. J’ai passé un très bon moment avec ce roman qui a le seul défaut de se lire trop vite ! Une fois l’enquête terminée, je suis restée dans l’attente d’une suite ou d’une autre aventure du commandant Sarda et de son équipe.
Nutten Nicolas. - Comme deux gouttes de sang. - Les nouveaux auteurs. - 461 p. - 20 €

Roman inspiré du fait divers des « disparus de Mourmelon ». Julie Peyr livre une fiction axée sur la détresse et le combat des familles pendant des années. Elle se concentre sur l'impact psychologique sur les proches, oubliés de cette sordide affaire, à la fois des disparus et du présumé coupable et dissèque chaque réaction ou émotion. Elle dresse de poignants portraits de femmes, comme celui de Jocelyne, la mère du premier disparu et de la sœur du suspect qui parvient à donner une humanité à l'accusé. En 1981, Gilles, 20 ans, doit passer son week-end de permission dans sa famille qui l'attend, il n'arrivera jamais. Jocelyne s'inquiète du silence de son fils mais la gendarmerie refuse de prendre la déposition de sa mère et de sa fiancée, car Gilles est majeur, donc libre ; pas de quoi lancer des recherches. A la caserne, la famille a beaucoup de mal à être reçue par un officier : un militaire qui ne rentre pas de permission est considéré comme un déserteur. Dans les années suivantes, d'autres jeunes du même régiment disparaissent, après avoir fait de l'autostop à la sortie de la caserne. Contraints d'organiser eux-mêmes les recherches, les proches médiatisent l'affaire afin de faire bouger, déplorant la lenteur de l'instruction. Jocelyne sait que Gilles n'est pas un déserteur, on ne l'écoute pas, mais elle ne lâche pas. Quelques mois plus tard, elle découvre par hasard l'appel à témoin d'une autre mère qui cherche son fils, également disparu un soir de permission. C'est le début d'une longue liste. Ces petites gens se sentent méprisés et humiliés de se sentir invisible. Une instruction judiciaire finit par être ouverte en 1983, mais elle n’aboutira pas. L'enquête prend une nouvelle dimension avec l'arrestation fortuite d'un suspect, mais il nie les faits. Le procès est captivant, les dialogues très réalistes, le final troublant et inattendu. Ce roman délivre aussi une réflexion sur la présomption d'innocence et l'intime conviction. On suit le combat des proches et on s'agace des dysfonctionnements de la justice et d'un système qui privilégie les apparences. L'auteur met en évidence les négligences de la police ou les manquements des militaires qui refusent de prendre en compte les disparitions en les classant comme des désertions. Elle nous fait ressentir le désespoir des familles qui se sentent abandonnées. Jocelyne a consacré sa vie à la recherche d'un fils dont le corps n'a jamais été retrouvé empêchant tout deuil. L'auteur se focalise ensuite sur Dominique, la sœur de l'homme accusé des crimes, qui a toujours cru en l'innocence de son frère. Le parallèle entre le combat de ces femmes est intéressant : deux personnages féminins très forts, dont la vie a un jour basculé. Julie Peyr écrit un roman qui est à la fois un roman d'atmosphère, une fresque sociale juste et étonnante et un roman policier. Elle réussit à peindre un climat oppressant. Une lecture très prenante malgré le peu d’action.
Peyr, Julie. - Les disparus des Argonnes. - Les Equateurs. - 412 p. - 20 €

Dans un restaurant parisien, dix couples se donnent rendez-vous le temps d’un repas. Au cours de ces dîners, des amoureux se retrouvent, des couples se forment, alors que d’autres tentent de sauver les apparences. Voici le menu que propose La valse des petits pas. Ce lieu de rencontres devient le théâtre ouvert des âmes mélancoliques, rongées par le doute et l’amertume. Ici, les destins des différents protagonistes se croisent et s’entrecroisent pour former un huis clos doux-amer en plein cœur de la capitale. Cette parenthèse si ordinaire devient la scène des premiers contacts et des derniers coups d’éclat. Chaque chapitre décrit remarquablement le point de vue de ces cœurs solitaires consumés par leur vague à l’âme ou par la nostalgie d’une passion hélas envolée. Les personnages se livrent sans filtre et partagent leurs pensées les plus intimes. Soigneusement écrit, ce roman choral décortique habilement les émotions et les ressentiments les plus enfouis. Avec La valse des petits pas, Claire Renaud offre une lecture à la fois entrainante et délicate qui ne laissera personne indifférent.
Renaud, Claire. - La valse des petits pas. - Fleuve. - 185 p. - 16 €

Une famille sans histoire part en vacances sur une île paradisiaque pour échapper à l'hiver new-yorkais. L’aînée, Allison est tout juste majeure et a commencé la fac. Mais la fin du séjour tourne au cauchemar avec sa disparition et bientôt la découverte de son cadavre. Sa mort non élucidée hante sa sœur, Claire, de neuf ans sa cadette, après l’abandon des recherches par la police et par ses propres parents. Parvenue à l’âge adulte, sa vie bascule de nouveau le jour où elle reconnait un chauffeur de taxi new-yorkais, comme l’ancien employé de l’hôtel, soupçonné à un moment de l’enquête. Elle n’aura de cesse de l’espionner et ensuite de devenir son amie afin de connaitre enfin la vérité. La dimension psychologique est extrêmement présente dans ce roman et tant les protagonistes principaux que les personnages secondaires, affectés d'une façon ou d'une autre par la mort d'Alison, sont très travaillés, tout en nuances. La construction du roman est originale : les chapitres alternent le point de vue de Claire puis des autres personnages. Un bon premier roman, prometteur...
Schaitkin, Alexis. - Un si joli nulle part. - Les Escales. - Traduit de l’américain. - 455 p. - 22 €

Au cœur du désert du Nevada, dans la petite ville de Pomoc, Cale et Penny deviennent amies et collègues dans le diner où elles sont serveuses. Elles échappent à un drame, mais le lendemain Penny ne vient pas travailler. Cale s’inquiète. Comme personne ne s’intéresse à sa disparition, y compris la police, Cale mène seule l'enquête… Nous découvrons l'enfance de la jeune femme, sa rencontre avec Penny, les instants précédents sa disparition et surtout le chemin de Cale pour la retrouver. Son périple est un parcours initiatique, à la fois à la recherche de son amie et d’elle-même. Cale a eu une enfance difficile, solitaire, recueillie par un grand-père taiseux, veuf, dans une ferme isolée. La chronologie est aléatoire, les chapitres ne se déroulent pas dans l'ordre : nous commençons par le chapitre 31, puis enchaînons les suivants sans logique et on a envie de relire le roman en suivant la chronologie, pour voir comment l'intrigue se met en place. La narration fait des allers-retours dans le temps, ce puzzle déstabilise mais curieusement ne crée aucune confusion. Il faut lâcher prise et abandonner toute lecture linéaire. Les informations sont transmises par petites touches, mais on est très vite pris dans l’intrigue, captivé par cette amitié intense et par les raisons de la disparition de Penny, qui met en évidence la misère et violence qui suintent de ces lieux et peut menacer les femmes. L'auteur décrit avec justesse l'adolescence, les sentiments de la narratrice, mais aussi les lieux : paysages, stations-service, diners, casinos. Les habitants perdus au milieu de nulle part survivent de petits boulots ou de trafics. Elle évoque la vie difficile des petites villes, presque abandonnées dans des régions perdues dans le désert ; les casinos sont les seuls lieux de vie. La torpeur épuisante et aliénante qui se dégage des lieux amène pourtant un envoûtement, une tension sous-jacente plane tout au long du livre. Des personnages touchants, troublants, marquants : un beau portrait du grand-père bourru, de l’inspecteur de police. Ce texte n'est pas sombre : un beau portrait de jeune femme qui se cherche... Le style rugueux et dépourvu de fioriture, laisse peu de place à un sentimentalisme. A partir d'une intrigue banale, l’auteur parvient à dresser le portrait d’une femme ordinaire qui s'affranchit des obstacles. Elle donne un sens à la valeur de l'amitié et de la famille. Prière pour les voyageurs raconte la complexité de cette vie, d'autant plus pour une femme. La résolution de la disparition manque un peu de profondeur vu l’intensité du reste, mais ce premier roman surprenant et plein d'humanité séduit. Une belle découverte et un auteur à suivre.
Tomar, Ruchika. - Prière pour les voyageurs. - La Croisée. - Traduit de l'américain. - 412 p. - 22 €

La Delector dresse le portrait d’une jeune femme russe arrivée à Nice, au service des époux Matisse pendant 22 ans, jusqu’à la mort de l’artiste. Lydia Delectorskaya, surnommée « la Delector », d’abord engagée comme aide-soignante pour s’occuper de Mme Matisse, devient peu à peu indispensable en tant que modèle et secrétaire du peintre. Avec en toile de fond les débuts de la Deuxième Guerre Mondiale, l’auteur avance avec lenteur et prudence dans son récit. Les phrases, souvent brèves, progressent par petites touches, tel un peintre qui reprend et retouche son tableau. Il crée un certain suspense quant au sort réservé à la Delector, confrontée notamment à la jalousie de Mme Matisse et aux rumeurs qui planent sur sa relation avec le peintre. Le récit, dont les dialogues sont absents, est presque entièrement raconté à l’aide du discours indirect libre : il est mené par les pensées des personnages, ce qui explique son apparence d’esquisse d’une toile en cours. Il devient le lieu d’une réflexion sur le genre du portrait biographique : entre vérité historique et désirs romanesques, il s’appuie sur les témoignages de biographes mentionnant leurs incertitudes, quant à la possibilité d’une relation adultère par exemple, mais nul n’a la preuve. Enfin, l’évocation des deux grands collectionneurs russes, Morozov et Chtchoukine, qui ont commandé des œuvres à Matisse, nous replonge dans la magnifique exposition de la Fondation Vuitton.
Vallejo, François. - La Delector. - V. Hamy. - 347 p. - 22 €

Une fugue effrénée, une formidable course dans Paris contre la montre mais aussi contre les violences de la vie. Le personnage éponyme, Victor, un jeune homme, fait face à une situation familiale chaotique et « brutalisante » qui le pousse au défi et à la mise en danger. En plein dans l’écriture de la sensation, la plume de Zaccagna est aussi physique que son récit, saccadée, ciselée et frénétique. Elle transmet le souffle perdu, les poumons trop pleins, les muscules brûlants, la rage, la fuite. Elle scande le roman au rythme de la course de son protagoniste. Un livre qui se range aux côtés de Fatima Daas dans sa dynamique. Un premier roman très prometteur.
Zaccagna, Matthieu. - Asphalte. - Noir sur Blanc, Notabilia. - 144 p. – 14 €