Commission Petits éditeurs de septembre 2022

Commission Petits éditeurs Bib92 - Sélection septembre 2022

Sélection de septembre 2022 téléchargeable sur le site : cliquez ici

Accès direct aux critiques ci-dessous

Revenu infirme de la Grande Guerre, Pierre-Ezéchiel Séguier retourne dans les Cévennes où le maire l’accueille en héros, Il achète une combe qu’il convoitait, et entreprend de mystérieux et importants travaux malgré son handicap. Pierre-Ézechiel se dit inspiré par Dieu. Il s’isole complétement de sa famille ou des villageois. Tout entier entouré de lumière et d'émerveillement, il est habité par la solitude, l’effort et la persévérance. Peu à peu, il semble de plus en étrange et son fils redoute qu’il devienne fou. Justine, sa belle-fille, est la seule à sembler le comprendre. Ce personnage n’est pas sans rappeler Pique-Bouffigue dans Jean de Florette. L'imbrication mystique entre la nature et l'homme est au cœur de ce roman. Sa puissance d'écriture de l’auteur véhicule une dimension intérieure prenante.
Carrière, Jean. - Un jardin pour l’éternel. - La belle étoile. - 277 p. - 21,50€

« Ils n’auront pas à s’inquiéter, écrit le narrateur. Je vais écrire un roman, pas une biographie. » Si Renato Cisneros mentionne de potentielles craintes de sa parentèle et choisit de « trahir le pacte de sang avec [sa famille paternelle » en lavant son fameux linge sale en roman (qui flirte avec le récit [auto]biographique), c’est parce que, dans cet ouvrage, il est question d’un (lourd) secret de famille remontant à sa trisaïeule, Nicolasa Cisneros. Celle-ci a maintenu toute sa vie une relation avec un prêtre, nommé Gregorio Cartagena, et fait croire à ses proches, y compris ses sept enfants, qu’elle était mariée avec un certain don Roberto Benjamín, personnage aussi absent qu’inventé de toutes pièces. Lorsque les enfants ont pris connaissance de cette tromperie, il en est résulté l’effacement volontaire du patronyme Benjamín (sinon, Renato se serait appelé, comme son curé de trisaïeul, Cartagena), transformé sous le manteau en deuxième prénom, comme de leurs origines. À travers ce tabou qui a lesté les générations suivantes, auxquelles Renato Cisneros donne vie et corps en contant les péripéties, faites de relations extraconjugales, d’exil, de journalisme politique, mais aussi de poésie comme de diplomatie, de son arrière-grand père Luis Benjamín Cisneros (né en 1837), dit « le Poète », puis de son grand-père Luis Fernán Cisneros Bustamante (né en 1882), le narrateur parle plus généralement du poids silencieux du passé et de l’histoire individuelle. « Je trouve un peu irrationnel d’apprendre, que sais-je, l’histoire des pyramides d’Égypte […] et de ne pas savoir d’où l’on vient soi-même, qui sont nos ancêtres. » Il mêle aussi la grande Histoire, celle de son pays, avec l’histoire personnelle de ses ancêtres, fameux, comme les questions qu’elle lui pose. À qui appartiennent les secrets de famille ? Qui intéressent-ils ? Qu’en faire une fois qu’on les a découverts ? Et quel héritage transmettent-ils insidieusement ? « Vais-je répéter l’histoire que l’écris ? Ou est-ce que je l’écris pour ne pas la répéter ? » Autant d’interrogations intimes que Renato Cisneros livre au travers de sa quête sur sa lignée paternelle, du récit épique de la vie de ses ascendants comme de ses réflexions dialoguées et ricochantes avec son oncle Gustavo.
Cisneros, Renato. - Tu quitteras la terre. - Bourgois. - Traduit de l’espagnol (Pérou). - 298 p. - 23 €

Isla Negra est le nom d’un manoir, au sommet d’une falaise dunaire, et appartenant à Jonas Jonas. Ce vieux marginal y vit reclus depuis qu’il a décidé de tourner le dos à ses semblables, et de scruter chaque jour l’horizon de la mer. L’histoire commence lorsque Jonas reçoit la visite des huissiers dans sa propriété. Un avis d’expulsion lui est remis. Ils chassent ses derniers, il est hors de question pour le vieux de quitter sa maison.
Jean-Paul Delfino dresse une galerie de personnages hauts en couleur. Il y a Charles Dutilleux, un promoteur véreux, qui a mis toute la ville à sa botte, il entreprend de détruire la côte afin d’anéantir Isla Negra. Il a pour femme, Mérope, une pauvre fille dont il a transformé toute la plastique. Celle-ci se lie d’amitié avec la vieille maquerelle, tout le monde la craint car elle détient des secrets sur de nombreux habitants de la ville. L’Argentin de Carcassonne et l’Africain sont quant à eux les fidèles compères de Jonas. Ce roman est effectivement une fable écologiste et une dénonciation de notre société contemporaine consumériste. Mais à mon sens, son principal intérêt réside dans le style de l’auteur, argotique, poétique et truffé de références littéraires. Et le côté risible du comportement humain : « la seule résistance possible étant de ne pas prendre ce monde au sérieux », l’auteur citant Milan Kundera en introduction de ce livre.
Delfino, Jean-Paul. - Isla Negra. - H. d’Ormesson. - 231 p. - 18 €

Ce documentaire raconte l’expédition de 1541-1542, menée par Gonzalo Pizarro et par Francisco de Orellana, son lieutenant et cousin. Leur objectif : trouver le « pays de la Cannelle » et les richesses d’« El Dorado ». La cannelle est en effet une épice très convoitée. Elle est plus précieuse que l’or ! Il se murmure aussi qu’un roi indien, El Dorado, se couvre chaque jour de poussière d’or et se baigne chaque soir dans un lac. Reste à déterminer la localisation du lac. Gonzalo Pizzaro est le quatrième de la fratrie des frères Pizarro. C’est d’ailleurs Fancesco, son aîné, qui a renversé l’Empire inca. Ces cinq frères, ou plutôt demi-frères, sont surnommés « la funeste fratrie ». Ce sont tous des conquérants ambitieux, des brutes. Francisco semble plus humain : il s’intéresse aux cultures et langues indienne et n’utilise pas systématiquement la torture pour obtenir des informations, comme le fait Gonzalo. En février 1541, Francisco part de Quito pour rejoindre Gonzalo dans la vallée de Zumaco. L’expédition est composée de 220 conquistadors armés, 200 chevaux, 3000 porcs, 2000 chiens, des lamas et 4000 esclaves. Francisco rêve de richesse. Il ne sait pas encore qu’il va devenir l’un des premiers européens à descendre le fleuve Amazone. Cet ouvrage est un récit riche, parfaitement documenté et bien écrit. Oscillant entre aventure, cruauté et folie, vous ne reviendrez pas indemnes de La rivière des ténèbres !
Levy, Buddy. - La rivière des ténèbres : voyage légendaire le long de l’Amazone. - Paulsen. - Traduit de l’américain. - 258 p. - 22,50 €

Ce court roman s’inspire en grande partie de la vie de son auteur, Malcolm Lowry, figure importante de la littérature américaine. L’intérêt de cette réédition est qu’elle présente deux versions du texte, l’une de 1963, puis l’originale de 1956. Lowry, artiste éternellement insatisfait, remettait sans cesse sur la table son ouvrage et pouvait réécrire de nombreuses versions de ses œuvres. Le lecteur compare ainsi en miroir ces deux variantes, dans cette édition augmentée d’une préface et d’une postface. Un homme, ancien pianiste de jazz et ivrogne invétéré, se retrouve, soudainement, en quelques lignes, dans un hôpital psychiatrique, l’hôpital Bellevue de New York, où l’auteur a lui-même fait un séjour de désintoxication. L’écrivain nous décrit une galerie de fous, notamment un noir hyperactif et deux personnages qui vont devenir ses amis, un vieux russe et un jeune garçon. Lowry choisit la métaphore filée du navire pour évoquer l’hôpital situé sur la rive de l’East River, lui qui, comme son personnage, a beaucoup voyagé et navigué sur les océans. Dans la première version, il transcrit avec virtuosité les dialogues entre les malades, divagations d’êtres en perpétuelle errance, qui se chamaillent comme des enfants et assistent à un spectacle de marionnettes. Un refrain, tragique, revient dans leur bouche : « vous sortirez bientôt ». La seconde version m’a plu davantage, car plus poétique et au style moins heurté. La langue de Lowry, très bien traduite par Clarisse Francillon, coule avec limpidité. Les personnages rêvent de liberté, dès qu’ils aperçoivent un bateau. L’hôpital est vécu comme une prison, comparaison constante dans les deux textes. Lowry place dans la bouche de son personnage une diatribe contre l’enfermement et les conditions de détention des malades, qui se transforment en hommes « résignés ». Enfin, à travers de superbes descriptions, le lecteur lit l’angoisse du personnage principal dans le paysage, l’eau, la péniche en ruines, et dans le ciel étoilé.
Lowry, Malcolm. - Lunar caustic. - M. Nadeau. - Trad. de l’américain. - 222 p. - 10 €

Le narrateur, 50 ans, a échappé à la mort grâce à son épouse. Il part en Arizona, où il a vécu en 1996 à son arrivée aux Etats-Unis. Il raconte son périple sous forme de journal illustré, qui démarre par sa crise cardiaque en 2010, et s'achève avec la convalescence de son épouse, victime d'un AVC. C’est un récit doublé par les souvenirs qui resurgissent, marqués par la guerre à Sarajevo et l’exil. En visitant les villes qu'il a habitées dans l'état nord-américain avec son fils photographe, on ressent cette volonté de fixer ces instants avant l’oubli. La Yougoslavie se reconstitue un peu dans ces États-Unis, au gré des rencontres, et de cette relation père-fils. Semezdin Mehmedinovic entrelace ses souvenirs de ses impressions douces-amères ; ce texte est un mélange de deux pays, deux cultures, avec la sensation d'être étranger et déraciné partout. Si le couple s’est installé aux Etats-Unis, une partie d’eux est restée au pays. L’écriture se déploie autour de cette mémoire qui s'évapore à travers la maladie. Roman très attachant et nostalgique qui permet de découvrir la littérature de Bosnie (outre Colic, Andric). La traduction anglaise est Mon cœur reflète bien le thème du livre.
Mehmedinovic, Semezdin. - Le matin où j’aurais dû mourir. - Le bruit du monde. - Trad. du bosnien. - 228 p. - 21 €


Dimitri Rouchon-Borie écrit en s’inspirant de son quotidien au tribunal où il suit des procès en comparution immédiate pour des faits de violence ou d’incivilités de tous les jours. Il s’agit ici d’un recueil d’histoires judiciaires, a priori d’une grande banalité, d’où son titre Fariboles : qui désigne familièrement des propos sans valeur, vains et frivoles. L’auteur ne cherche pas à raconter des crimes exceptionnels, mais plutôt à regarder les faits pour ce qu’ils disent de la société, ses hommes et ses femmes dans leur plus grande humanité. Des altercations entre voisins, des attouchements sexuels incestueux, des excès de vitesse ou des cambriolages, les scènes qu’il décrit sont absurdes et ridicules, un peu tristes et cocasses même parfois. Voici un petit aperçu :
« - Vous avez été placé sous contrôle judiciaire hier, par le juge des libertés, alors que vous aviez été arrêté pour conduite en état d’ivresse. Il vous a laissé libre … et vous arrivez ivre à l’audience ?
- Non mais ça va, j’ai juste pris un tout petit apéro… Et les médicaments aussi…
- Quels médicaments ?
- Les médicaments de… que… les médicaments pour ne pas boire. » p.32-33
Les audiences brèves s’enchaînent les unes à la suite des autres, un peu comme au rythme d’une journée d’audience au tribunal et se lisent très bien. Encore une belle découverte aux éditions Le Tripode.
Rouchon-Borie, Dimitri. - Fariboles. - Le Tripode. - 154 p. - 16 €

Des années 80 aux années 90, on suit la vie de plusieurs couples trentenaires venus s’installer en banlieue, plus précisément à Nanteuil le Bois, dans de petits pavillons avec jardinets, autrefois plutôt occupés par des ouvriers. Fuyant la capitale trop chère et inhospitalière, Nathalie et Thomas forment le couple phare de ce roman doux amer. C’est essentiellement au travers du regard de Thomas que nous suivons les destinées de ces hommes et femmes : nos “bobos” d’aujourd’hui. Empêtrés dans leur quotidien parfois délétère, qu’ils soient chercheur, artiste, mère au foyer, informaticien, enseignant... Résisteront-ils à l’usure du couple et à une parentalité complexe ? A l’image de son anti-héros, l’auteur dresse le portrait tantôt tendre, tantôt cruel, ironique ou désabusé, mais toujours plein d’humour d’une génération post soixante-huitarde en quête d’amour et de réussite. Pierre Colin-Thibert, scénariste, auteur de romans policiers et d’ouvrages pour la jeunesse, offre ici un récit plus personnel, faussement léger, sensible, profond et croque avec acuité une époque, la sienne ?
Colin-Thibert, Pierre. - La supériorité du kangourou. - H. d’Ormesson. - 247 p. - 18 €

En 1909 à Spokane (Etat de Washington), Gig, l'aîné des Dolan, et son petit frère de 17 ans, Rye, font partie des nombreux saisonniers et vagabonds qui cherchent du travail dans les mines de la région. Ils doivent payer un dollar à des officines de placement, pour se faire exploiter par les propriétaires, travailler jusqu’à douze heures par jours avant d’être remplacés par d’autres malheureux. Pour obtenir de meilleures conditions de travail, ils s’engagent au IWW (Industrial Workers of the world), syndicat pacifiste soutenu par la jeune syndicaliste pleine de fougue et combattive Elizabeth Gurley. La répression sera brutale et sanglante, et obligera Rye à s’impliquer de plus en plus dans la lutte pendant que son frère est emprisonné. Cette histoire mélange habilement les faits et personnages historiques à la fiction. La relation très forte qui lie les deux frères est particulièrement touchante. Elle éclaire d’une note optimiste ce récit édifiant sur cette sombre période historique méconnue de l’Amérique.
Walter, Jess. - Des jours meilleurs. - La Croisée. - Trad. de l’américain. - p. -23 €

Ce roman est inspiré de faits réels : le meurtre de prostituées au bois de Boulogne en 2020. Le livre est construit en flash-back. Zyed est algérien et transsexuel ; il habite Place Clichy dans une misérable chambre de bonne et enchaîne dès son lever verres d’alcool et drogues diverses. Le soir, direction le Bois de Boulogne où il devient Chicha. Nous assistons au ballet des clients, aux injures sexistes, homophobes et racistes à la violence inouïe de ce lieu où la peur est latente et où tout est permis. Un jour il accepte, contrairement à ses habitudes de monter dans une voiture, le client a l’air riche… Ecrit dans une langue proche de l’argot par un auteur qui maitrise parfaitement son sujet, ce livre se reçoit comme un uppercut, violent, insoutenable parfois, il décrit un monde que l’on côtoie sans le connaitre. Le lecteur est le spectateur impuissant des humiliations et tortures diverses subies par Zyed.
J’ai lu ce livre avec intérêt, même s’il est « hardcore » comme son bandeau le précise. Pour des lecteurs qui n’ont pas peur d’être déstabilisés.
Zarca, Johannr. - La nuit des hyènes. - La Goutte d’or. - 186 p. - 17 €